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ATTENTION AVEC NOS CAMPAGNE DE MASSE PLUSIEURS VIENDRONS EN MON NOM ET SÉDUIRONS PLUSIEURS FR JEAN JACQUES FRATERNITÉ DE PROSPÈRES CHRETIENS Couverture-Age-de-la-multitude1Dominique Boullier, professeur de sociologie à Sciences Po et coordinateur scientifique du MediaLab nous propose une lecture du livre de Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude, Entreprendre et gouverner après la révolution numérique, paru au printemps 2012 chez Armand Colin. Il en livre une critique sans concession, mais qui permet d’analyser et de prendre du recul sur la façon dont l’innovation est trop souvent célébrée. Prenez cette note de lecture foisonnante comme une occasion de débattre sur ce qu’est l’économie numérique aujourd’hui… et ce qu’elle n’est pas. L’âge de la multitude est un livre étrange qui brouille les attentes générées par ce titre spinozien, qu’on retrouve chez Toni Negri et chez Yann Moulier-Boutang. Mais ces auteurs ont dû entendre leurs oreilles siffler car le véritable titre est assurément le sous-titre “entreprendre et gouverner après la révolution numérique”, plus exactement résumé par entreprendre, car les questions de gouvernement sont mineures et/ou subordonnées à l’impératif d’entreprendre. L’accouplement de ces théories critiques et du credo d’innovation libérale qui constitue le fond de l’ouvrage fournit une excellente illustration à la thèse de Luc Boltanski et Eve Chiappello qui, dans le Nouvel esprit du capitalisme montraient comment la cité en réseaux, celle de la flexibilité, de la fluidité et des projets avait émergé à la fin des années 70 par souci d’intégration de la critique sociale et de la critique artiste, revendiquant plus d’autonomie et de créativité dans le travail contre la hiérarchie et les places assignées. L’hymne à l’innovation entonné par le livre ne dit pas autre chose : la créativité de la multitude, reconnue et équipée par les réseaux numériques, doit être captée (c’est le mot-clé) pour produire de la valeur. Cette captation de la valeur, ce que Michel Gensollen appelait une économie de la prédation, déjà bien présente sur internet au début des années 2000, est devenue la véritable motivation des auteurs pour l’innovation, ce qui transforme parfois leur livre en une suite de conseils, de recettes et de leçons données surtout aux pauvres français, décidément incapables de comprendre quelque chose à cette dynamique. A certains moments, nous retrouvons, étonnés, les accents prophétiques de la fin des années 90 comme si l’explosion de la bulle internet et la crise financière n’étaient pas passées par là. C’est dire parfois le caractère orienté de l’analyse, prise dans une sorte de buzz autoréférentiel sur la révolution du web 2.0 et listant les miracles qui lui sont associés. Un bon exemple pour souligner cette célébration de l’innovation pour elle-même, qui est l’un des motifs constants de l’ouvrage, repose sur la fascination pour Apple et Steve Jobs : “dans la pomme, tout est bon” (au moins jusqu’à la dernière partie du livre où l’on parle enfin de la stratégie de lock-in délibérée, même si le terme n’est jamais employé alors qu’il est un classique de l’analyse de ce secteur économique, comme l’ont montré Carl Shapiro et Hal R. Varian dans Information Rules). Or, l’apologie de Apple cohabite parfois dans la même page avec des arguments sur la révolution récente 2.0 qui devrait contester chacune des prétentions à l’exemplarité d’Apple. Ainsi, page 22, la mort de Steve Jobs et l’émotion qu’elle a suscitée sont considérées comme significatives de la nouvelle culture numérique “d’émancipation par la technologie” alors qu’on trouve mis en valeur sur la même page, l’accès plus que la possession, le logiciel libre, de “nouveaux rapports à la création collaborative”, elles aussi toutes versées dans le pot commun de cette modernité, avec Twitter et… TripAdvisor. Tout le monde sait pourtant qu’il n’existe guère d’entreprise qui n’ait mené une telle guerre à l’ouverture logicielle, une telle défense farouche des brevets, puisque même les escaliers des magasins Apple sont brevetés. Mais la contradiction est assumée puisque page 24, il est dit que “la recherche d’ouverture a bien sûr ses limites”, comme le montre la guerre Google/Facebook (mais pas Apple ?) où les acteurs défendent sans compromission le cœur de leur valeur, sans remettre en cause le principe, “nul n’est une ile”. C’est en effet ce principe de mise en réseaux généralisé qui serait censé obliger à l’ouverture, sans autre moteur incitatif ! Cette fascination pour Apple illustre seulement une confusion conceptuelle que nous allons documenter dans cinq domaines : Les modèles d’innovation Le concept de multitude La valeur de l’immatériel L’idée directrice de plate-forme Le gouvernement à venir 1. Un modèle d’innovation mythique Le modèle d’innovation qui transparait dans le livre tient du roman ou mieux du storytelling et ne s’embarrasse ni des analyses académiques en sociologie de l’innovation ni des faits. Le storytelling – qui manquerait d’ailleurs cruellement aux français – repose sur l’idée que tous ces innovateurs voulaient “changer le monde”. La philosophie du capital-risque reposerait même sur cette inspiration. Si “changer le monde” veut dire devenir calife financier à la place du calife financier, il serait possible de croire à cette version romantique du capital-risque mais cela resterait encore faux pour des innovateurs comme Mark Zuckerberg, qui voulait surtout impressionner sa copine et se faire valoir auprès de ses collègues que changer le monde. Lorsque l’histoire de Google est réécrite, on y trouve tous les lieux communs de l’innovation gagnante d’avance, qui n’a jamais hésité, comme le font tous les commentateurs arrivant après la bataille, et justifiant les échecs et les réussites par les qualités intrinsèques des innovations et des innovateurs (toutes choses abondamment critiquées par la sociologie de l’innovation de Michel Callon et Bruno Latour et reconnue mondialement, celle-là !). Ainsi peut-on tout expliquer par “le génie de Larry Page et Sergey Brin”, et par le fait qu’”il suffisait d’être mathématicien” pour recueillir les traces de l’activité de la multitude. Rien sur le financement décisif de l’université de Stanford qui continue de toucher des royalties dans cette affaire, rien non plus sur les travaux de Jon Kleinberg qui ont inspiré Brin et Page : cela permet de relativiser, comme ce sera le cas tout au long de l’ouvrage, l’importance de la recherche académique et de ses modes de financement. L’innovation est présentée comme la clé du succès dans cette économie et les auteurs insistent sur l’accélération de cette innovation. Ils n’en tirent aucune leçon particulière, ni aucune explication : tout le monde court, il faut donc courir, sans savoir pourquoi ni vers où. Dès lors, il devient quelque peu pathétique et contradictoire d’affirmer déceler les innovations qui seront décisives dans l’avenir. Celles qui sont citées comme prometteuses pages 38 et 39 le sont déjà depuis plus de dix ans, et on ne peut pas dire qu’elles aient apporté les fruits annoncés. Ainsi, le web sémantique déjà vanté par Tim Berners Lee en 1997, pour contrer la désorganisation du web qu’il avait créé, a produit des couches et des standards utiles, mais rien de la vision annoncée des systèmes dialoguant, alors que pendant ce temps, c’est le web social qui a fondé toute l’économie numérique des années 2000. Le même examen serait possible pour l’internet des objets (fantasme d’ingénieurs), le big data, la robotique, l’abolition des frontières du corps et de la technique ou les villes du futur, remplies de capteurs… Toutes ces innovations sont usées, sont de vieilles visions des années 90 et c’est en cela que les auteurs se prennent dans leurs contradictions lorsqu’ils affirment l’accélération de l’accélération, plutôt que la reconnaissance de l’incertitude (qui supposerait une gouvernance très différente de celle des pôles de compétitivité qui vivent uniquement de cette autoréférence sur les supposées innovations de demain). Prétendre qu’il suffirait de “sentir” l’évolution des technologies (page 41) est une erreur profonde et livre l’opinion à la loi des gourous qui sentent mieux que les autres. A titre d’exemple, rapporter toute l’innovation du web 2.0, comme le font les auteurs, à la puissance des machines et des processeurs fait revenir à de vieilles causalités techniques alors qu’il s’agit bien d’un design d’architecture et de service (ce qui sera pourtant mentionné ensuite dans le livre). Les auteurs ont cependant raison d’observer l’état d’innovation continue et jamais achevé qui domine actuellement. Ils font référence à la philosophie chinoise et à sa présentation par François Jullien, ce qui évite une argumentation serrée : car d’où vient cette exigence d’innovation permanente ? Rien n’est dit à ce sujet, comme si cette loi était intrinsèque, évidente, naturelle. Or, elle conduit à ce que j’ai appelé “l’innovation d’opinion” qui provoque le buzz et l’excitation des marchés – et surtout l’excitation des marchés financiers, au détriment de tout projet industriel fiable. Car les auteurs ne reconnaissent pas un seul instant le lien entre le discours qu’ils tiennent sur cette innovation continue et l’économie financière, fondée sur la fluidité et les profits de transactions dans un univers incertain, ainsi que sur la consommation à crédit, puisque le vrai pouvoir d’achat a, lui, été comprimé pour augmenter les marges et satisfaire ainsi les exigences des investisseurs financiers. Qui dit séduction des marchés financiers et vente à crédit pour des consommateurs de plus en plus insolvables, dit effet d’opinion à tous les étages, nécessitant investissements massifs de communication. Et dès lors, doute généralisé sur les avis des gourous, les indices autoréalisateurs, les études marketing ad hoc et les cours de bourses manipulés par les organismes financiers qui sont juges et parties. Voilà exactement où devrait conduire cette apologie générale de la fluidité qui fait le fonds argumentaire des auteurs, à montrer comment toute cette innovation ne vit que d’effets de bulles, de marques et de brevets, ce qui permet alors de comprendre beaucoup mieux le succès et la stratégie d’Apple et les pressions de toutes sortes pour fermer les portes à l’ouverture généralisée du logiciel et des contenus. Ce qui devrait aussi conduire à admettre un monde conflictuel, où des batailles farouches sont en cours. Car l’innovation, chez les auteurs, est univoque, elle va toujours dans un sens, et elle ne fait pas de politique, elle n’est pas susceptible de choix de société et de valeurs différents, voire conflictuels. 2. Multitude des multitudes La multitude dont parlent les auteurs est elle aussi un autre storytelling, celui d’une participation de masse à la production de valeur dans un contexte de généralisation de l’usage d’internet. Aucune donnée n’est fournie pour appuyer ces raisonnements et l’on apprend ainsi page 31 que le grand public s’est emparé d’internet il y a vingt ans déjà, ce qui pour quelqu’un comme moi qui a réalisé l’une des premières études sur les premiers utilisateurs de service internet en France en 1995 (publié en 1997) laisse pantois. Non, dans les années 90, “le grand public” ne s’était pas du tout emparé d’internet et pas plus aux Etats-Unis où il faudra attendre que la NSF abandonne sa gestion d’internet en 1995 pour que les services marchands commencent, commencent seulement, à s’adresser au grand public (même si AOL et Compuserve avaient commencé avant, mais ce n’était pas internet, précisément !!). Mais cette affirmation non argumentée voisine avec des affirmations encore plus gratuites sur les frustrations des élèves, des salariés, des militants, des clients. La France s’intéresse certes au numérique, nous est-il certifié. “Mais elle s’y intéresse mal”. Raisonnement classique des suivistes de l’innovation globalisée : soit le pays est en retard (sur qui ? à quel degré ? et alors ? cf. le retard des USA dans le mobile en 2000 !) soit il suit mais mal, justement pas comme il faudrait (qui dit cela ? qui sait qui seront les gagnants dans dix ans ?). En fait, la critique glisse insensiblement vers les grandes organisations, sous-entendu les administrations et les grands groupes (page 34). La critique de l’état de l’informatique de gestion est faite sommairement mais rien ne permet de comprendre d’où peut venir la faillite de l’implantation de 50% des ERP (ces progiciels de gestion intégré qui ont cherché à être le socle du système d’information des entreprises) : le chiffre ni le nom ne sont mentionnés ni même les entreprises leaders du secteur comme SAP. Mais on a quitté ici le domaine du grand public et tout est aisément mélangé et survolé, sans qu’un bilan sérieux soit tiré de tout cela, alors qu’il serait nécessaire et éclairant. Parfois, le lecteur pourrait croire que la multitude en question va se rapporter aux foules et à leur sagesse, mais les auteurs évacuent du qualificatif de “mystique” le livre de James Surowiecki (La sagesse de foules) alors qu’il n’a rien de mystique et que son objet est bien délimité à l’agrégation, dans certaines conditions de félicité, des avis d’un grand nombre pour prendre des décisions. Donc, la multitude, ce ne sont pas les foules (ni le grand public semble-t-il). Les auteurs ont d’ailleurs l’honnêteté (page 47) de mentionner Apple comme contre-exemple, car les innovations y sont clandestines, fermées totalement à l’extérieur et le public explicitement considéré par Jobs comme incapable de donner un avis sur quoi que ce soit. Ce qui devrait relativiser singulièrement le rôle de modèle d’Apple mais rien n’y fera ! Le public peut aussi se transformer au fil des pages en catégorie culturelle ad hoc, celle des “enfants du numérique”, dont on ne connait pas vraiment le statut social, mais qui est devenu une tarte à la crème du buzz sur le web 2.0, comme le fut la génération Y. Lorsque la description des propriétés de ces enfants est tentée, le mélange de principes trop généraux, d’évidences fausses et de métaphores filées sans contrôle rend l’exercice peu productif. Qu’on en juge à la liste des sous-titres qui sont autant d’attributs de ce “groupe social” : ils aiment créer, ils vivent une expérience collective, ils ne respectent plus les institutions (ce qui est faux si l’on pense au rôle des journaux dans la notoriété des blogs, comme le montre Yochaï Benkler en évoquant “l’attention backbone” dans la Richesse des réseaux), ils sont difficiles à interrompre, exigeants, impatients, et ils aiment les sports de glisse… Sur ce dernier point, le lien fait en une phrase (page 57) entre Google, les hedge funds, le High Frequency Trading, Twitter et son audimat laissait espérer un moment de lucidité sur les connexions financières de toute cette culture, mais non, cela se termine encore par une pirouette savante, sur le kairos, qui nous fait retourner chez les Grecs (classiques !) pour mieux oublier les enjeux contemporains. De fait, lorsque la multitude est mentionnée, c’est avant tout pour montrer comment les entreprises doivent s’exercer à capter la puissance de cette multitude (page 82), seule source de créativité, qu’il convient non pas de valoriser comme bien commun, mais de capter au profit de certains acteurs. Dès lors, il est quelque peu cynique de vanter ces développeurs de logiciel libre “qui ne recherchent aucune rémunération” (page 85) alors que dans le même temps, on démontre clairement qu’ils sont les dindons de la farce de “vrais entrepreneurs”, prédateurs de leurs créations ouvertes. De même, la liste des critères de propagation d’une idée proposée par Seth Godin est présentée (page 87) comme remarquablement non marchande, alors que tout le livre vante pourtant la monétisation de toutes les créations, de toutes les circulations et de toutes les activités élémentaires de la multitude (dont celle qui consiste à recommander). Mais le débat qui émerge quand même, malgré les auteurs (“la multitude soutient une économie de la contribution”, merci de parler pour elle !), est résumé page 87 à des différences de point de vue “optimiste”, qui vanterait le pair-à-pair, ou “pessimiste”, qui s’inquiéterait de la captation… Misère de la pensée marketing du numérique ! L’argument devient plus subtil lorsqu’il est avancé que la manifestation de la puissance de la multitude (et son “empowerment”, va-t-on jusqu’à dire plus loin), passe par cet accouplement avec l’économie marchande, car “le rapport de force entre marchand et non marchand est un rapport entre organisation et multitude qui est en soi créateur de valeur” (p. 92). Ne pas le soutenir, ce serait même “l’empêcher de fertiliser une économie de la contribution créatrice de valeur pour l’ensemble de la société”. Plusieurs arguments sont ramassés dans ce seul paragraphe et peu développés malheureusement par la suite : il n’y aurait qu’une seule définition de la valeur, celle, d’ailleurs sans réel fondement théorique, que les auteurs attribuent à la monétisation. Il n’y aurait qu’une politique de couplage avec le marchand alors que la critique devrait porter précisément sur le mode de captation prédatrice et non sur le marchand ou sur la monétisation a priori. Le rapport entre marchand et non marchand serait donc un équivalent du rapport entre organisation et multitude, eux-mêmes termes peu définis, alors qu’on sait comment la multitude peut s’engager dans des opérations de monétisation originales (SEL, minutes de téléphones en Afrique…) qui ne sont pas pour autant organisationnelles au sens de la captation par des opérateurs intermédiateurs. Ce qui transparait ici, c’est l’absence profonde de vision politique et l’opération centrale de dépolitisation des formes possibles de composition de notre monde commun, puisqu’il faut les faire rentrer dans le rang des formes actuelles de captation des externalités par quelques entreprises prédatrices. Voilà comment même sur les questions numériques, le triomphe de l’économie est total comme champ supposé exister indépendamment de tout le reste, ce qui, par principe, rend impossible toute politique, c’est-à-dire tout débat. Seule une “combinaison dynamique” (p. 95) est proposée entre les deux régimes “celui qui produit de la considération et du rang” (type Wikipédia) et “celui qui produit de l’utilité et de la valeur”. Nous sommes très loin là de l’artifice de l’encastrement de l’économie, puisqu’on finit par théoriser cette division du monde en deux formes de valeur qu’il faudrait réunir ensuite alors même que les formes concrètes de cette captation de l’un par l’autre sont vantées dans tout le livre, qu’aucune piste pour rendre le débat possible n’est proposée (du type mesures pour radicalement rééquilibrer les rapports de force entre les régimes, vu la toute-puissance des oligopoles de chaque secteur), et qu’aucune théorie intégratrice ne permet de traiter ces phénomènes en commun. Or, il s’agit bien ici d’une même “économie d’opinion” qu’évoque André Orléan (Le pouvoir de la finance, 1999, et L’empire de la valeur, 2011), qui ne fait retenir du non-marchand que la considération et le rang, et donc ce qui relève aussi de l’économie d’opinion qui a tout infiltré jusqu’aux scores personnels de followers en passant par les indices de publication scientifique. Pourtant, des formes de repentirs émergent parfois, comme lorsque, page 109, les auteurs reconnaissent que “certaines infrastructures deviennent cruciales, comme un internet libre et ouvert” comme condition même d’existence des plates-formes, qui en réalité font tout pour capter toutes les ressources du réseau à leur profit, dont les données personnelles. Mais leurs a priori émergent immédiatement puisque le pronostic que font les auteurs consiste à supposer que la multitude en viendra elle aussi à exiger de se faire rétribuer pour la mise à disposition de ses traces et données personnelles. Certes, la perspective fait partie des possibles, mais elle est étonnamment restreinte et ne fournit là encore qu’une seule grille de lecture, qu’un seul futur possible alors qu’il faudrait toujours restituer leur diversité si l’on veut avoir une chance d’innover. Pourquoi au contraire la multitude ne parviendrait-elle pas à bloquer tout usage de ces données et de ces traces sans consentement explicite et avec un tel déploiement de conditions que les plates-formes ne parviendraient plus à capter cette externalité ? Pourquoi le cryptage généralisé par exemple, ne fermerait-il pas tout accès non délibéré à la publication de ses données personnelles et de ses traces ? Pourquoi les impasses reconnues de l’économie financière fondée sur l’opinion n’ouvriraient pas des pistes pour des valorisations différentes, certes monétisées, mais non fondées sur la prédation ni sur l’opinion, mais sur des contributions contractuelles évaluables et non fondées sur des spéculations (ce qui veut dire sortir de ou être insoumis à l’économie financière). Ce pluralisme de solutions constitue le manque le plus criant de ce livre qui, de ce fait, encourage plutôt le suivisme vis-à-vis des tendances lourdes actuelles, pourtant probablement faites de bulles et d’effets d’opinion en grande partie. L’innovation ne trouvera pas de nouvelles idées dans ce type de répétition du buzz et des mots-clés du credo du libéralisme digital. Plus loin, c’est seulement la captation de l’activité de la multitude qui devient l’objet de l’activité économique à promouvoir (page 98) et de longs développements sont consacrés à la ressource extraordinaire que représenterait la connaissance du client. Rien de plus satisfaisant pour quelqu’un comme moi qui ai passé toute ma vie à le faire à un moment où le marketing ne s’y intéressait pas tant que ça, puisqu’il fallait alors créer des “user labs” comme je l’ai fait, pour persuader les acteurs de la qualité des informations ainsi obtenues. Cependant, un autre âge est venu, celui de la captation directe des traces, et la mutation est d’importance et devrait générer autant de précautions que lors de la phase précédente. Les données recueillies n’ont plus de référence sociodémographique, les effets d’opinion sont des effets autoréalisateurs (puisque l’activité est le plus souvent une activité d’opinion, dont les liens avec les ventes réelles sont souvent loin d’être démontrés), et il se trouve que Steve Jobs, la référence de tout l’ouvrage, a clairement affirmé qu’un véritable innovateur ne devait surtout pas demander son avis au public (et je suis assez d’accord avec lui, pour la phase de génération d’idées et de créativité, les tests pour la mise en œuvre restant nécessaires, y compris chez Apple). La multitude est donc encore ici une affaire de storytelling plus qu’une discussion sérieuse et controversée des diverses conditions d’association des publics à l’innovation, dans un contexte de prolifération des traces, dont on ne connait que rarement la réelle portée. Dans une économie d’opinion, le risque est grand de se laisser intoxiquer par des avis autoréférentiels qui ne marquent aucune tendance profonde, mais seulement des mouvements d’opinion, ce qui, pour ceux qui vendent des biens et des services, reste d’un intérêt limité, alors que pour les professionnels de l’opinion autoréférentielle, cela demeure une ressource inépuisable (voir sur ce point notre bilan complet des offres de méthodes et d’outils en opinion mining et sentiment analysis, D. Boullier et A. Lohard, Opinion mining et sentiment analysis, Open Edition Press, 2012). Lorsque ces ressources d’opinion mining sont supposées permettre “de ressentir le marché” et “déterminer de quelle façon il doit faire évoluer son activité” (p. 124), il y a de quoi s’inquiéter puisque rien de tout cela ne suffit à déterminer une stratégie et les ratages seront nettement plus fréquents que les réussites, comme c’est le cas pour les mesures d’audience qui ne garantissent rien et dont il est même recommandé de s’affranchir si l’on veut construire dans la durée une relation avec un public. Cette adaptation permanente au public pose pourtant de sérieux problèmes dès lors qu’on ne se contente pas de créer du buzz et d’attirer l’attention (ce qui suffit aux investisseurs), mais que l’on veut construire des pratiques largement répandues : des conventions doivent être établies (et toute l’économie des conventions a largement étudié ces processus) et les “investissements de forme” (Laurent Thévenot) nécessaires pour les bâtir ne peuvent être oubliés, d’autant moins lorsque l’on veut construire des marchés de masse. Car l’instabilité met une pression constante sur les utilisateurs les plus fragiles et contribue à leur mise à l’écart alors même que les adopteurs précoces courent toujours après l’innovation la plus récente. Malgré cela, les plus stables ou les plus innovantes des plates-formes essuient régulièrement des échecs, que l’on se charge d’oublier le plus rapidement possible pour ne pas faire fuir les investisseurs. Facebook a ainsi accumulé les échecs de ses tentatives de captation de données, et l’on ne peut pas réécrire l’histoire d’une innovation gagnante d’avance, en premier lieu car l’histoire n’est pas finie, pas même pour Apple, qui a aussi traversé des périodes sombres. Tous les discours qui vantent la recette miracle du couplage avec son public finissent par générer un discours conformiste sans innovation et surtout sans pensée originale chez les entrepreneurs eux-mêmes qui se croient obligés de reprendre sans cesse les mêmes gimmicks pour s’autopersuader (et persuader leurs investisseurs) qu’ils sont “tendance”. L’idée même d’itération qui est mise en avant devrait donc avoir cela comme principe directeur : “inventer, réinventer sans cesse”, non pas pour s’adapter, mais pour tenter plusieurs combinaisons sans savoir du tout laquelle sera la gagnante. C’est tout l’avantage du numérique et de sa matérialité malléable à souhait : les moules n’ont pas à être refondus entièrement en cas de ratage, des lignes de code peuvent être aisément réécrites (mais parfois une telle architecture est cependant très sophistiquée et coûteuse). La multitude est aussi considérée ailleurs comme conversation (p. 115), “passionnante et imprévisible” qui doit orienter les décisions en matière d’applications, ce qui devient un tour de force, sauf si l’on admet que les conversations en question sont formatées par l’offre qui se charge de les capter et de les renvoyer dans un cycle performatif bien connu dans tout effet d’opinion. La contradiction est d’ailleurs relevée lorsque les auteurs mentionnent pages 116 et 117 qu’”il faut impliquer l’utilisateur par une forme d’empathie” et qu’il faut aussi surprendre par une proposition forte, “une grande idée” (et Steve Jobs est cité ici contre le rôle du client, déjà évoqué). Malheureusement, cette question a toujours été la quadrature du cercle de tout innovateur et n’a rien de nouveau. Le principe du temps libéré dans les entreprises pour favoriser l’innovation était par exemple déjà présent chez 3M lorsque Art Try inventa le post-it, contre sa direction marketing, comme le raconte cette étude de cas désormais célèbre en matière d’innovation et de concurrence des porte-paroles (Akrich, Callon, Latour, “A quoi tient le succès des innovations ?”). Que l’enseignement supérieur soit aussi versé au même chapitre de la créativité de la multitude, pourquoi pas, mais on voit alors que des cas très différents de création se trouvent agrégés, aux dépens d’une analyse rigoureuse des conditions de mise en œuvre de cette créativité et de sa captation. Car l’important est encore là : les innovations des salariés de Google et les idées des scientifiques ne subissent pas le même régime de droits et ne profitent pas aux mêmes acteurs, cela parait évident de le rappeler, mais cela veut dire encore qu’il existe une pluralité d’architectures de la créativité de la multitude, si l’on veut encore conserver ces termes. Les balancements entre tout et son contraire sont si fréquents dans cet ouvrage que l’on trouve immédiatement après, une apologie de l’idée forte qui impose sa loi aux marchés. Il n’est pas mentionné à quel point tout cela ne fonctionne qu’avec une dose élevée d’agressivité commerciale et juridique qui vise à créer un enfer pour les concurrents comme on le voit en ce moment entre Apple et Samsung (et Google/Android par ricochet). Tous les arguments semblent bons alors pour atteindre cette position dominante, qui par définition doit être unique ou quasi unique, ce qui laisse quand même peu d’espoir à tous les entrepreneurs inventifs, mais plus réalistes. 3. La valeur de l’immatériel Les analyses qui mobilisent la valeur et les stratégies de captation de cette valeur produite par la multitude sont centrales dans le livre et le terme de captation revient un grand nombre de fois. Mais la notion de valeur est devenue très floue depuis la révolution financière, et c’est pourquoi les auteurs s’exercent à distinguer ce qu’ils entendent par là. Notamment pour requalifier et relativiser les bulles des technologies numériques. En effet, tous les critères de succès sont ramenés à ces succès en bourse, à l’instar de la capitalisation d’Apple, à nouveau, qui sert de démonstration de ce qu’il conviendrait de faire. La bulle internet de 2000 fait désordre dans ce tableau et les auteurs tentent de montrer que les placements de ces capitaux risqueurs dont ils vantent l’esprit, ne sont pas spéculatifs, mais visionnaires, plus proches des paris sportifs. Ils masquent ainsi délibérément les propriétés de la bulle internet, où l’on a pu observer effectivement une valorisation invraisemblable de sociétés sans chiffre d’affaires, uniquement sur la mise en avant de leur fichier client (comme Boo). De même, l’entrée en bourse de Facebook s’est révélée une opération peu profitable et largement gonflée par le marketing financier, dans un contexte de crise, et de modèles d’affaires toujours incertains. Les seuls exemples positifs, dont celui de Facebook, pour l’instant, sont liés non pas tant à des qualités intrinsèques, mais bien à une position dominante conquise de diverses façons, et notamment grâce à de multiples méthodes de lock-in et de marchés à double versant (qui sont peu expliqués dans ce livre) permettant de valoriser sur plusieurs types de clients les ressources de cette multitude, par exemple les clics chez Google et les données personnelles chez Facebook. Les financiers seraient donc les seuls à voir cette valeur à venir (page 73), alors qu’il est aisé pourtant de reconnaître qu’ils se trompent aussi souvent que tout le monde (c’est le principe même de l’innovation) et qu’ils participent au montage de la valeur d’opinion qui seule permet de focaliser l’attention du large public comme des marchés financiers pour générer une valeur, tout estimée, celle que l’on nomme “goodwill” et que les auteurs mentionnent. Ces financiers capitaux risqueurs seraient capables, eux, d’éliminer tout le caractère délirant et spéculatif de cette goodwill, alors qu’il s’agit bien d’estimer la valeur d’un actif immatériel au moment de son éventuelle revente potentielle dont on ne connaît strictement aucun élément de contexte, par définition ! Ce credo dans les méthodes et les arguments de la finance, qui a pourtant fait la preuve de son caractère auto-référentiel, est présenté comme l’étalon du “savoir entreprendre” dans l’avenir et cela ne peut qu’inquiéter tous les entrepreneurs qui prendraient ce livre comme guide. Les difficultés à prendre en compte (au sens strict) ces valeurs immatérielles est bien souligné, mais on oublie alors de dire que c’est pour cette raison que les batailles sur la propriété intellectuelle et industrielle deviennent féroces, avec un effet d’ “enclosures”, bien décrit par Moulier-Boutang (Le capitalisme cognitif, 2007, et L’abeille et L’économiste, 2010), que les auteurs ne citent pas du tout durant tout le livre, malgré l’influence explicite qu’il a exercé, malheureusement pour une réutilisation à contre-sens de tous ses arguments ! Les actifs immatériels sont bien décrits comme des opérations de captation des externalités produites par la multitude et les dispositifs sur lesquels ils reposent sont mentionnés : les marques et les brevets. Or, rien d’autre n’entre dans les comptes des entreprises et dans les calculs de goodwill car l’économie de l’immatériel se résume en fait à ces actifs-là, captés et valorisés dans la comptabilité. Les autres stratégies qui permettent cette captation ne relèvent pas du même niveau, mais permettent aux auteurs, pour une fois, de reconnaitre qu’il y a bien souvent usage de position dominante (de lock-in qui bloquent l’utilisateur en produisant des enclosures). Et l’exemple pris est celui de l’Appstore d’Apple, “société reconnue pour ses systèmes fermés et propriétaires (ah, quand même !) qui est entrée spectaculairement dans l’économie de la contribution” (page 97). Voilà donc l’exemple type de succès qu’il convient de proposer à tous les apprentis entrepreneurs de notre pays ! Il est excellent en effet, comme exemple de prédation de la créativité de la multitude, comme capacité à surfer sur l’état d’esprit contributif effectivement présent en intéressant cette fois-ci financièrement les développeurs (là est le piège en effet et le changement d’état d’esprit) tout en contrôlant tout de A à Z sur sa propre plate-forme. L’innovation est géniale, il faut l’admettre, elle relève de la réinvention d’un état d’esprit et d’un modèle contributif au profit de la captation d’une rente sur des formats entièrement propriétaires. Mais la question qui devrait être posée ne l’est jamais pour les auteurs : comment une telle dynamique prédatrice permet-elle autre chose que la parcellisation et la distribution d’une force de travail flexible et peu coûteuse, puisque la créativité en question est entièrement soumise aux critères d’Apple et à ses prélèvements ? Comment d’autres acteurs candidats entrepreneurs pourraient-ils reproduire un modèle qui repose sur la fascination d’une marque et l’adhésion des développeurs à la prédation de leurs œuvres ? Bref, comment d’autres politiques sont-elles possibles que la captation de la valeur au profit d’oligopoles, et comment fait-on pour soutenir celles qui existent déjà et qui s’appuient sur l’open source notamment ? 4. La plate-forme à tout faire L’un des arguments-clés du livre, et son innovation conceptuelle qui prétend se diffuser à tous les entrepreneurs potentiels, réside dans le principe de la plate-forme. Le modèle Apple est encore à l’œuvre, puisqu’au-delà des applications, Apple a su passer à la mise en place d’une plate-forme qui fait travailler les développeurs et qui permet de capter cette créativité de la multitude à son profit. Car c’est bien la clé de l’opération plate-forme, remonter dans l’intermédiation de façon à capter toutes ces innovations en les testant en grandeur nature sans avoir à immobiliser des développeurs ni même des projets. L’innovation liquide est ici totalement à l’œuvre et la seule à même de séduire les investisseurs qui fuient toujours les immobilisations, même en capital humain. Il est alors utile de savoir ce que les auteurs entendent en fait par plate-forme et, là encore, la définition se dérobe dans une généralisation massive qui ne permet plus de discriminer entre les plates-formes telles que : - ITunes puis l’Appstore ou Amazon, - toutes celles qui fournissent des API, - les OS (le Mac et Windows seraient des plates-formes), - le GPS, - le réseau internet lui-même (p. 149), - et finalement “la marque” (p. 156) !!! On notera quand même avec intérêt que les principes de Jeff Bezos sont aux antipodes de ceux d’Apple en matière de cible, de point de départ (click and mortar) et de modèle économique (faibles marges), ce qui veut bien dire que le concept de plate-forme devient tellement vaste qu’il n’aide plus à comprendre grand-chose. Seul Google échappe au statut de plate-forme, sans doute parce qu’il n’ouvre pas ses API et qu’il fait tout le développement lui-même au point d’être traité de “ribambelle d’applications opérant en ordre dispersé et ménageant peu de place à la valeur venue de l’extérieur” (p. 145). Un minimum d’honnêteté intellectuelle obligerait pourtant à admettre que, du point de vue même des auteurs (le succès se mesurant à la valeur en bourse et aux marges générées), Google fait quand même très fort et pourrait donc constituer un contre-exemple pour discuter sérieusement la toute-puissance du modèle des plates-formes. Mais foin de ces arguties, Google est déclassé (et on le sent bien, guère apprécié) et constitue un cas à part. Dommage pour le pouvoir de démonstration du modèle ! Alors même qu’Androïd est considéré comme plate-forme par Steve Yegge, le franc-tireur de Google qui a inspiré ce culte de la plate-forme que les auteurs ont choisi comme cheval de bataille. Les avantages d’un statut de plate-forme se mesurent après coup, devraient-ils pourtant reconnaître, et il n’est pas d’exemple de plate-forme issue de ses seules activités de plate-forme. Car elle doit réussir à capter les externalités et pour cela avoir suffisamment de notoriété pour attirer par exemple des développeurs : elle doit parvenir à une position dominante pour modifier le réseau en sa faveur. Chris Anderson avait ainsi annoncé que le web était mort, à cause précisément des plates-formes (qu’il appelait applications). L’effet d’annonce était évident de sa part, mais la question des infrastructures distribuées à l’origine d’internet était posée à juste titre. Les plates-formes ne vivent que de la déformation à leur profit du caractère distribué d’internet, soit par l’effet d’un phénomène classique de réseau à invariance d’échelle (les nouveaux sites se lient de fait aux plus connectés en priorité) soit par des manœuvres pour renforcer la sélectivité des capacités du réseau à leur profit, en s’associant avec des opérateurs parfois, à travers des tentatives de régulation encore ou dans les organismes de standardisation, de façon à permettre par exemple un débit différencié selon les contenus des paquets (avec le Deep Packet Inspection) remettant en question toute la neutralité du net. Tous ces enjeux sont cruciaux pour les plates-formes en question, qui sont le nom pudique pour les oligopoles du numérique, ceux qui vont discuter directement avec le Département du Commerce américain pour influencer sa politique. De toute façon, ainsi qu’il est dit, “une plate-forme est entièrement conçue pour capter la valeur créée à l’extérieur de l’organisation” (page 145). Voilà qui est clair, mais qui ne choque pas plus que cela les auteurs. “Mieux même, ce n’est rien d’autre que l’instrument permettant d’industrialiser cette démarche et d’accélérer les rendements d’échelle nécessaires à l’établissement d’une position dominante sur le marché”. Nous voilà revenus au point de départ et à l’apologie des puissants, quels que soient les moyens qu’ils mettent en œuvre. De là à comparer les plates-formes au Hoover Dam, voilà une audace (empruntée à The Economist) qui fait fi de l’opposition métaphorique essentielle : un ouvrage de béton durable pour arrêter les flux liquides et les convertir pour le bien public en énergie d’un côté face à un ensemble d’algorithmes fait pour fluidifier les traces et pour les convertir en valeur captée par une seule firme de l’autre. Dans dix ans, toutes ces supposées plates-formes, barrages des temps du relativisme et non du modernisme, auront tellement changé ou disparu, par nécessité anti-industrielle et anti-infrastructurelle de l’économie d’opinion, qu’on n’en trouvera plus qu’un souvenir vague, pour les plus récentes d’entre elles. La liste des disparus est déjà longue et les prévisions d’un temps (cf. Murdoch et Myspace dont on attribue les reculs au rachat par Murdoch lui-même !) sont souvent démenties, car c’est la loi dans l’innovation, encore amplifiée dans le monde hyperfluide et financier des “plates-formes”. Cette confusion créée par le concept de plate-forme est d’autant plus inquiétante pour ceux qui s’aviseraient de suivre ces conseils, que pas un élément de comparaison n’est donné sur les modèles économiques et les revenus générés par ces plates-formes, car elles sont toutes très différentes, leur seul point commun étant d’avoir atteint une telle position dominante qu’elles bloquent les concurrents et attirent les collaborations. Et ce n’est pas en recommandant à tous les directeurs de l’innovation de transformer leurs produits, leur logistique, leurs boutiques, en plates-formes, que l’on clarifiera les modèles économiques qui pourraient soutenir une telle perspective (page 171). C’est d’ailleurs ce modèle de la captation de la créativité par les plates-formes qui permet de justifier le traitement réservé aux développeurs d’apps : une rémunération récurrente pour permettre la prise de risques, rémunération à la performance pour garantir l’alignement de ce qu’ils appellent le “sur-traitant” sur la plate-forme. On perçoit bien le côté ringard, hiérarchique et déclassant du terme “sous-traitant”, qui correspondrait à une autre époque, mais qui, malgré la pression extraordinaire qu’ils subissent actuellement, restent trop coûteux du point de vue des transactions. Ici, la flexibilité est totale et le côté durable ne tient qu’au mode de rémunération, qui assure en même temps le prélèvement pour la plate-forme. L’apologie des gagnants et de leur toute-puissance atteint une forme de cynisme, lorsque les auteurs en viennent à vanter une forme de “management radical” qui est, de fait, la règle dans toutes les entreprises sous dictature de la finance, et qui a provoqué les drames que l’on connaît, dans des grands groupes notamment. La critique est intégrée pour vanter le toyotisme (qui n’a quand même rien de nouveau ni de digital) et qui s’inscrit donc bien dans une mutation du management associée directement à la flexibilité généralisée et s’appuyant sur les contributions des salariés. Rapporter le toyotisme à la multitude peut lui donner un habillage savant, mais constitue un raccourci qui ne contribue pas à clarifier le propos. Toutefois, cette participation des salariés rebaptisés multitude ne doit pas laisser croire à une quelconque autogestion des années 70 : “L’ouverture d’une organisation (…) exige aussi une détermination managériale absolue, qui peut se traduire par la plus extrême dureté” (page 162). Jobs (encore lui !), Bezos et les autres sont convoqués comme preuves que “ce sont des fortes personnalités, charismatiques ou redoutées, qui expliquent les choix de management de ces organisations parvenues à s’ouvrir sur l’extérieur” (page 164). Ce glissement offre une bonne idée du maelström idéologique, que constitue l’économie d’opinion : pour le management, tout est bon, depuis les discours sur l’autonomie des créateurs-collaborateurs jusqu’aux accès de colère du génie (créatif lui aussi) qui dirige l’entreprise. Tout cela brouille les pistes à souhait pour éviter de poser la question de l’état mental de larges couches de managers, nourris à cette idéologie de la flexibilité, du re-engineering permanent et au bout du compte de la pression extrême sur tous les collaborateurs pour qu’ils soient innovants, conquérants, adaptables, pour rentrer dans les ratios fixés par le contrôle de gestion. Faire accepter ces dérives managériales au nom du génie entrepreneurial est un classique, qui n’a pas évolué depuis les modèles paternalistes purement autoritaires jusqu’à la version charismatique du créatif à qui l’on doit tout passer. Le résultat est bien plus grave actuellement, car rien ne permet plus de contester ces caractériels créatifs. Quel renoncement en matière d’innovation dans la gestion des entreprises alors qu’il faudrait en faire de vraies institutions c’est-à-dire des espaces politiques où l’on “rend la vie possible”, comme le dit Pierre Legendre, en respectant les places de chacun. L’économie financière a mis un point d’honneur à déstabiliser tout repère et tout sens des places pour générer la flexibilité et la liquidité qui l’accompagnent. Le résultat humain est terrible et ce n’est pas en vantant la créativité des multitudes asservies dans la précarité ni la nécessité des crises de nerfs des génies entrepreneurs qu’on parviendra à reprendre la main contre cette destruction systématique de l’esprit d’entreprise. 5. Gouverner sous l’emprise du plateformisme Le “plateformisme” n’a pas de limite, à tel point que le dernier chapitre consacré à gouverner est un plaidoyer pour transformer l’école et l’Etat eux-mêmes en plates-formes, pour lesquels la multitude contribuerait aussi. Il faut dire que c’est le PDG de Skyrock qui est appelé comme référence pour penser l’administration… ! (page 240). Prenons d’abord l’école : on pourrait penser que sur la base de l’apologie de la multitude, la question éducative mettrait en avant les qualités de formation présentes partout dans les situations sociales, ce que nous avions mis en avant dans un numéro provocateur de Cosmopolitiques intitulé “Trop d’école !” qui voulait précisément dire qu’on demandait trop à l’école et que l’éducation était une tâche à distribuer partout. Mais l’objectif des auteurs est annoncé page 176, il faut “organiser – industrialiser – l’éducation de masse”. Leur critique ne porte pas sur l’industrialisation, mais sur le modèle tayloriste mis en œuvre pour cette industrialisation, contre cette logique du dressage, alors que celle du système éducatif “doit devenir celle de l’innovation, de l’improvisation, de la rébellion” (p. 183). On se dit que les auteurs en font un peu trop, ou qu’ils parlent d’autant plus aisément qu’ils ne connaissent pas la réalité des contraintes et des traditions (et des demandes) qui pèsent sur les écoles et sur leurs personnels. Dès lors, une telle profession de foi n’engage à rien puisqu’elle restera vaine. Mais leurs propositions sont symptomatiques, car il faudrait désormais savoir coder, créer des diplômes universitaires à la volée quasiment, et faire en sorte que l’école devienne Facebook (pp. 185-186). Tout cela ressemble furieusement à une adaptation de l’enseignement à des objectifs et à des modes à très court terme. On est frappé alors de l’écart entre les ambitions quasi subversives du départ et les propositions d’un court-termisme aveugle, sans vision et sans réelle portée éducative, comme si le buzz finissait par dicter là encore la politique éducative. La question politique est plus compliquée à traiter car les auteurs admettent que toute la philosophie des hackers, le logiciel libre ou encore Creative commons et Lawrence Lessig proposent un modèle clairement alternatif et conflictuel avec toutes les pratiques des entreprises et des idéologues des enclosures (brevets, copyright) que l’Etat devrait garantir. Page 195, ils en viennent à admettre que la puissance de frappe des plates-formes (Google, Apple, Facebook ou Amazon) remet en cause les lois sur le pluralisme et la neutralité technique. Mais ils le font alors de façon très timorée en posant des questions (comment faire ?) sans assumer le conflit qui est désormais ouvert, alors que, pendant tout le livre, ils ont valorisé à outrance la stratégie de ces plates-formes pour capter la créativité de la multitude et la valeur pour gagner à tout prix une position dominante ! Enfin, le rôle de l’Etat en matière d’innovation est posé à l’issue d’un diagnostic sommaire sur la dégradation de la position de la France dans tous les classements. Les auteurs font admettre que les systèmes d’innovation de tous les pays sont soutenus par de vraies interventions de l’Etat ou des collectivités, ce qui en effet valait la peine d’être rappelé. Ils n’en sont pas moins critiques vis-à-vis des aides existantes en France, dont le crédit d’impôt recherche, et en cela, nous pouvons les suivre. Mieux encore, ils proposent des solutions pour que ces financements publics de soutien à l’innovation soient conçus comme des assurances : au cas où le produit qui devait être mis sur le marché à l’aide de ces financements ne trouve pas son public, l’entreprise est soutenue par l’état mais doit mettre à disposition tous ses développements liés à ce produit comme bien public, pour les autres acteurs du marché. Et celles qui préfèreraient le secret industriel ne pourraient bénéficier de ce système (pp. 209-210). Cette idée est ingénieuse et permettrait de réduire à la fois les effets d’aubaine du crédit impôt recherche dans les grands groupes notamment et de pousser à une politique d’ouverture du code pour toutes les entreprises qui veulent bénéficier des aides publiques, ce qui devrait être déjà la règle. Ces idées sont finalement les points les plus intéressants de l’ouvrage, car à la fois précises sur le plan technique, réalisables et en même temps en phase avec le discours apparemment critique de l’ouvrage. Malheureusement, on perd cet état d’esprit dans les parties sur les pôles de compétitivité, dont on attendait, compte tenu de la qualité des auteurs, un bilan serré [Henri Verdier est président du pôle de compétitivité Cap Digital, NDE]. Mais nous devons nous contenter de l’eau tiède d’un discours convenu qui ne se prononce par sur l’avenir de ces systèmes. Il est vrai que face aux “monopoles naturels” qu’ils décrivent ensuite et à l’écosystème que ces plates-formes créent autour d’elles, il n’y a guère de chance de gagner. Du coup, vouloir tenter de limiter ces effets monopolistiques comme le prétendent les auteurs, peut être une louable intention, mais elle se trouve arriver en toute fin du livre et aller totalement à l’encontre de tout ce qui a été professé avant, puisque le succès d’une plate-forme se mesure précisément à cette capacité à créer un quasi-monopole. Qui, par ailleurs, n’a rien de “naturel” mais se gagne à coups de manœuvres et de guerre de tranchées commerciales et juridiques contre les adversaires pour devenir le plus grand prédateur des innovations de la multitude si valorisée. Il apparaît alors clairement que le cadre conceptuel et politique adopté par les auteurs les paralyse au moment de traiter ces effets contre-productifs de tous leurs modèles, ceux liés aux monopoles et à la dépossession délibérée du politique par les grands groupes, comme c’est le cas dans toute l’économie financière. Les solutions fiscales envisagées ensuite sont en partie plombées par le refus de s’attaquer à cette structure de marché déficiente pour favoriser l’ouverture et la contribution du plus grand nombre, sauf lorsqu’elle est captée au profit de quelques-uns. Conclusion Contresens sur les connaissances et apologie relativiste du changement, la conclusion se lamente de l’échec de la stratégie de Lisbonne et c’est bien là où réside tout le malentendu. Les termes de “société de la connaissance” ont créé une telle confusion conceptuelle que les penseurs critiques comme Moulier-Boutang ont un moment cru bon de lui emboîter le pas. Dès lors, tout le monde a pu mettre ce qu’il voulait dans ce mot-valise qui ne reposait sur aucune théorie solide. C’est encore le cas des auteurs, qui ne critiquent pas le bien-fondé de Lisbonne même, mais son échec. Or, c’est en grande partie parce qu’on a oublié que les supposées “connaissances” en question ne sont économiquement intéressantes pour tous les Apple et Amazon, qu’à la condition de devenir valorisables dans les bilans des entreprises, ce qui veut dire en fait copyright strictement respecté, brevets systématiques et droit des marques omniprésent. Voilà les seules véritables connaissances prises en compte ! Que cette valorisation soit faite à destination des investisseurs financiers et qu’elle repose sur des effets d’opinion qui s’avèrent être souvent des bulles spéculatives et médiatiques, cela n’avait l’air de déranger personne. Mais après la bulle internet de 2000 (3 mois après la profession de foi de Lisbonne, quel manque de chance !!) et depuis la crise financière de 2007-2008, on aurait pu penser que ces discours technos enthousiastes, qui ne sont en réalité que suivistes vis-à-vis de la finance, se seraient un peu calmés. Et que l’exigence d’un minimum de clarté conceptuelle les aurait conduits à admettre la situation de guerre déclarée entre ces plates-formes qui captent la valeur et la créativité de la multitude d’un côté et tous les autres acteurs qui ont intérêt à la circulation des données, des informations et des connaissances et donc de la création, de l’autre côté. Mais dans ce monde du buzz, il ne peut pas y avoir de conflit, seulement des modes et des visionnaires d’hier matin, qui sont battus par ceux de ce matin. “Changer le monde” pour que rien ne change, c’est, semble-t-il, la devise du Guépard qu’ont encore une fois adoptée les auteurs et qui produit cet effet de confusion générale lorsque la critique savante se trouve noyée dans le discours promotionnel de l’économie d’opinion, dominée par la finance. Or, le conflit est là, ouvert, violent, entre les tenants de la captation de la créativité collective (de Apple à Amazon et à “toutes les plates-formes”) et les réseaux de la culture libre qui bataillent chaque jour pour préserver la neutralité du net, l’ouverture des données, le refus de la fermeture du code et les contrôles étatiques et financiers sur la circulation des idées. Le livre fait un choix politique, celui des plus forts et celui de la finance, alors que tous savent que c’est celui qui détruit le bien commun à terme, malgré les satisfactions immédiates du consommateur ou du développeur qui subissent cette prédation.
Posted on: Mon, 21 Oct 2013 21:34:50 +0000

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