BLESSURE ET RUPTURE Il n’était pas parti, il était resté - TopicsExpress



          

BLESSURE ET RUPTURE Il n’était pas parti, il était resté assis sur ce fauteuil qui épousait le contour de son corps, seul réceptacle convenable de cette maison. Il était resté assis... Logique. Il ne pouvait pas bouger et n’avait jamais mu une seule parcelle de son corps et ne pourrait sûrement jamais y parvenir. Tous espéraient qu’il parte rapidement. Son âge, sa physionomie importent guère ici ; il pouvait tout aussi bien être proche de la sénilité, tout comme il pouvait se trouver à peine sorti de l’adolescence. Visage angélique si peu marqué par le temps. D’ailleurs, que peut le temps contre une statue ? Il en ternit le marbre, l’érode un peu, si peu, mais ne peut jamais en vieillir les contours... Il ne pouvait pas bouger. Il ne savait pas pourquoi et ne se posait pas la question. Il ne pouvait pas bouger, c’est tout et c’était suffisant pour lui. D’ailleurs qui s’en souciait ? Qui se rappelait exactement ce qu’il avait ? Un médecin, un parent très proche, un ami intime à la rigueur ; cercle restreint pour une maladie restreinte. Quand l’habitude attaque la vie, plus personne ne pose de questions. Comme le chêne au fond du jardin, on ne se demande pas comment il est arrivé là. On le voit sans le voir. Lui, se confondait avec les meubles du salon et quand on recevait des invités, on le rangeait ailleurs, comme un vieux guéridon dont on ne peut pas vraiment se séparer mais qui aurait contrasté avec le reste mobilier. Tous les matins, la nurse (ou l’infirmière, appelez-la comme vous voulez) le sortait de son lit et le plaçait sur son fauteuil. Devant lui, il n’avait que la perspective de la fenêtre qui donnait sur un immense jardin où jamais rien n’arrivait, à part le passage d’un oiseau ou le mouvement des feuilles du grand chêne. La seule présence humaine qu’il voyait à travers les vitres était celle du vieux jardinier tondant la pelouse au printemps, ramassant les feuilles mortes en automne. Derrière lui, toute la journée, il n’entendait que le tic-tac régulier de l’horloge. Inexorablement, les aiguilles tournaient sur leur axe, tentant de suivre le temps qui filait, de le dépasser sans jamais y arriver. Puis le carillon limpide d’une horloge pourtant sans age. A chaque heure, ce carillon de malheur reprenait sa même musique. Il l’attendait comme une torture. Douze fois par jour, la mélodie de huit notes lui lacérait le cerveau. Jamais onze, ni treize. Toujours douze. Tous les jours, il avait l’impression de se trouver face à un peloton d’exécution. Douze balles dans la peau. A chaque heure sa blessure, chaque fois plus forte que la précédente, chaque fois plus terrifiante. La douzième, meurtrière, annonçait la fin du jour et le plongeait dans une mort certaine. Triste fin. Triste fin ; triste résurrection également le lendemain matin. Douze heures pour mourir, douze heures pour revenir à la vie. Il devait sûrement être l’unique mort-vivant au monde. Sa vie était ainsi rythmée. Deux tranches de douze heures rigoureusement égales. Pas même un repas. Se nourrir revenait à recevoir dans le bras un liquide contenant tous les éléments nutritifs indispensables à la survie d’un être humain. Sans plus. Une poche, sous lui, retenait ses déjections ; poche qui devait lui être changée lorsqu’il dormait, durant sa “mort” nocturne. Il n’était qu’une machine humaine réduite à sa plus simple expression. Un jour pourtant, tout changea sans prévenir. Il n’était pas habitué aux changements. On s’était habitué à sa maladie, lui s’était habitué au temps. La nuit s’était passée sans encombre, rien n’avait troublé son retour à la vie. Pourtant, au matin, il fut pris d’un sentiment de malaise. Pas une douleur, pas une sensation violente. Il sentait simplement que le temps ne se trouvait pas sa place à ce moment là. Une sensation inhabituelle pour lui. Il ouvrit les yeux, seul mouvement qu’il pouvait encore effectuer, et ne vit que la pâle clarté du matin. Pour tout autre que lui, le changement aurait paru imperceptible ; lui-même se dit qu’il s’agissait d’une couche nuageuse plus abondante que la veille, un simple changement climatique. Ses yeux accrochèrent alors la pendule face à son lit : neuf heures treize... Il n’entendrait donc que onze fois le carillon. Révolution. Révolution ou anti-révolution qui sait ? La première parce qu’elle bouleverserait sa journée, la seconde parce que l’horloge n’effectuerait pas pour lui son double et égal tour sur lui même. Il resta à observer la pendule. L’unique jambe de la trotteuse continuait sa course folle à la recherche du temps perdu et jamais rattrapé. La porte s’ouvrit au bout de trois minutes quarante-six. Il ne la vit pas s’ouvrir, mais entendit son grincement particulier, quasi inaudible et qu’il semblait seul à remarquer. Seconde révolution. Un visage blanc et angélique est venu se poser devant son champ de vision. Ce n’était pas ELLE. Ce n’était plus ce visage, cette chair flasque et ridée, ces joues pendantes, ces yeux gonflés et vides, qui s’offraient à son regard. L’antithèse de ce visage se penchait aujourd’hui sur lui. Cette tête grossière avait, elle aussi, connu sa révolution. Il voyait désormais un visage fin, régulier, d’un blanc si laiteux qu’on aurait eu envie d’y boire ; jamais beauté plus extraordinaire ne s’était offerte à ses yeux. Alors se produisit un événement aussi inattendu que merveilleux : ce visage, déjà si beau, lui souriait. Jamais il n’avait vu de sourire ; ce n’était pas une de ces grimaces forcées qu’on lui avait servies tout au long de son existence, c’était une véritable ouverture vers le bonheur. S’il avait cru en Dieu, il l’aurait appelé Ange. Qu’était-il donc arrivé à la vieille chouette qui devait surveiller ses journées ? Etait-elle morte ? En retraite ? Aucune importance. Qu’elle soit en enfer ou ailleurs, il s’en moquait comme il se moquait de son propre sort, de sa propre vie : Un ange lui était apparu, beau comme devrait l’être un ange, et le pris dans ses bras. Comme tous les jours, il se laissa transporter sans bouger, mais aujourd’hui, il se sentait heureux. Joie de survivre. La vie semblait prête à renouer avec lui. Il voulait détruire ces habitudes qui, si elles n’existaient que dans le but de le ménager, ne le rendaient jour après jour que plus fou. Il sentait qu’il pouvait y arriver, qu’il pourrait revivre. Son coeur ne battait plus uniquement pour contenter une parcelle de son esprit qui réclamait la vie. Il l’avait senti comme un choc ; son coeur battait plus vite. Pour la première fois, il réagissait émotionnellement. Réaction normale pour quelqu’un qui aimait pour la première fois, réaction que chacun d’entre nous a, a eu ou aura une fois dans sa vie. Mais il n’était pas comme chacun d’entre nous. Il était infirme. Il le savait bien. Toute la journée passa à une vitesse affolante. Devant lui rien n’avait changé : le grand jardin et le chêne étaient rigoureusement identique à la veille. Les mêmes reflets de la vie extérieure. Ce sont ses pensées qui lui permirent de connaître une journée plus rapide. Une fois, il ne se rendit compte que quelques secondes plus tard que le carillon avait sonné. Le temps n’était plus SA donné fondamentale, ELLE l’avait remplacé. La nuit tombait peu à peu. Pour la onzième fois de la journée, il entendit le carillon. Il sentit alors une présence dans son dos. L’horloge avait sonné mais il n’était pas mort au son de cette musique. Il ferma tout de même les yeux. Comme le matin, elle le prit dans ses bras. Lui, n’avait fermé les yeux que pour les rouvrir une fois dans son lit. Une seule fois rien que pour revoir son visage avant de sombrer dans le sommeil et attendre le lendemain. Peut-être rêverait-il ? Qui sait... Elle le posa sur le lit et le couvrit d’une fine couverture de laine. Il en profita pour relever les paupières. Second choc. Ce n’était plus ELLE. La vieille chouette était revenue. Il sut immédiatement qu’il ne la reverrait jamais. Il s’endormit. Définitivement.
Posted on: Sat, 28 Sep 2013 19:41:51 +0000

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