Clin d’œil à l’éternité. (L.J-C 2003) Deux ans, huit - TopicsExpress



          

Clin d’œil à l’éternité. (L.J-C 2003) Deux ans, huit jours et dix-huit minutes sétaient écoulés depuis la dernière explosion, lorsque Lili Law, exténuée, réussit enfin à forcer le troisième sas mécanique de sécurité de son grand laboratoire souterrain. Ce premier jour de printemps 2068, Lili, brillante astrophysicienne, comprit alors instantanément quelle allait pouvoir survivre, revoir le soleil et sentir le vent sur son visage devenu blanc comme du lait après deux années passées, seule, cloîtrée, ensevelie. Lili comprit également que plus rien désormais ne serait comme avant… Au moment de l’explosion Lili se trouvait depuis huit jours seulement dans cet étrange laboratoire, enfermée solitaire volontaire pour une expérience scientifique internationale de seize mois. Officiellement sa mission était de vérifier et étudier le passage de rarissimes neutrons interstellaires, en réalité, elle savait devoir accomplir de nombreuses autres tâches multisectorielles, beaucoup moins publicisées et restées vagues y compris à elle-même. Lili avait rapidement eu la certitude d’être l’unique survivante à la catastrophe planétaire qui avait brutalement frappé la terre. L’impossible était arrivé. La folle collision entre une minuscule météorite et un des milliers de micro et macro débris laissés autour de la Terre par les êtres humains au cours d’un petit siècle de recherche spatiale effrénée. Un débris de quatre-vingt kilogrammes, devenu fou, propulsé par le choc à 59 km/seconde, qui avait centré un des trois dépôts d’ogives nucléaires où depuis quarante ans tous les pays du monde déposaient leurs absurdes bombes afin qu’elles y soient définitivement démantelées. Pas de chance, vraiment ! Protégée par mille six cent vingt-huit mètres de roche compacte l’extraordinaire microcosme de Lili, relié à la surface par un fin tunnel en béton armé et trois double portes blindées et étanches, avait parfaitement résisté à la déflagration primaire, et mieux encore aux vents brûlants et aux nuages de poussières radioactives qui avaient ravagé le monde entier pendant tout le mois suivant. Bien que cela ne fut pas nécessaire, c’est avec force que Lili repoussa la dernière lourde paroi blindée montée sur ses grandes charnières à vérins hydrauliques. Les gonds d’acier gémirent un instant, comme étonnés, puis cédèrent tout à fait et redevinrent silencieux. Lili fit trois pas en titubant, épuisée ; aveuglée par la lumière intense qui filtrait à travers les grandes baies vitrées du Laboratoire Cinq, elle dû fermer les yeux pendant quelques minutes, le temps de trouver à tâtons dans son sac des lunettes de soudeur à moyenne protection, se bénissant d’avoir pensé à les prendre. Lorsqu’elle rouvrit lentement les yeux, la première chose qu’elle vit fut son collègue Charlie, ou plutôt son squelette, impeccablement habillé, avec un reste de peau parcheminée à l’endroit de son visage. Corps sans chair, sans yeux, les bras devant lui, les mains délicatement posées sur le clavier de la grande console encore blanche et noire. Les orbites vides de son ami Charlie semblaient fixer avec désapprobation une rangée d’écrans gris, à présent incroyablement poussiéreux et muets. Cette absurde vision se superposa au souvenir du doux sourire de Charlie, la frappa comme un coup de poing et Lili s’effondra lentement sur le sol. Son demi-évanouissement fut très court ; elle cligna des yeux, respira à fond plusieurs fois, se retourna sur le ventre puis, prudemment, s’assis sur le sol. Elle tourna sa tête à droite, à gauche, sa bouche laissa s’échapper un soupir et ses yeux quelques larmes chaudes qui laissèrent un sillon brillant sur chacune de ses joues. Deux heures plus tard Lili était en train d’explorer un endroit jugé hier le moins intéressant de cette base désolée, mais aujourd’hui devenu de loin le plus important de tous, la grande réserve des cuisines. Là, sur des dizaines d’étagères, plusieurs milliers de boîtes de conserves en plastique spécial étaient alignées ; parfaitement empilées, de toutes les couleurs et dimensions, bien décidées à défier le temps, elles semblaient dater du jour d’avant. Lili s’approcha d’une pile au hasard, saisit une boîte d’un demi kilo, une merveille, un authentique «Cassoulet Toulousain à la graisse d’oie». Puis son regard fut attiré par une autre étagère pliant sous le poids de petites caisses aux couleurs chaudes et brillantes, pleines de tranches d’ananas et de morceaux de fruits exotiques au sirop. « Quelle merveille, quel délice » pensa-t-elle ! Elle en saisit aussitôt une. Puis, l’eau à la bouche, elle rejoint la cuisine. Là, elle trouva vite un petit ouvre-boîte à main, une casserole en cuivre et un réchaud à gaz encore emballé. Elle ouvrit adroitement la boîte de cassoulet, regarda une seconde avec tendresse son contenu puis le versa délicatement dans la casserole. Une extraordinaire antique odeur flotta bientôt dans la pièce ; un parfum qui enchanta Lili et la fit rêver à tel point qu’elle faillit laisser brûler son précieux met. L’estomac de Lili ne put accepter qu’une petite quantité des haricots, du lard et de la viande de porc, cuits et recuits dans la graisse d’oie, et seulement deux tranches d’ananas. Mais, pour Lili, ce premier repas à base de denrées non lyophilisées fut merveilleux quand même et, après son interminable bataille pour sortir de sa prison souterraine, il lui redonna sans doute le goût de vivre. Lili passa les heures suivantes à explorer les 42 pièces de l’unique énorme édifice de la base. Elle découvrit bien d’autres squelettes parcheminés d’hommes et de femmes, mais elle n’en reconnut que très peu, et la vue de ces corps la choqua beaucoup moins que la vision du pauvre squelette de son ami Charlie. Certains cadavres étaient encore penchés sur leur table de travail, d’autres couchés dans leurs lits continuaient paisiblement une nuit commencée plus de vingt-quatre mois auparavant ; elle trouva même un couple encore enlacé… et elle se surpris un instant à envier leur chance. Elle se mit à rire comme une folle lorsqu’elle trouva celui du très antipathique colonel Burk, pantalons abaissés pour l’éternité, à moitié enfoncé dans la tasse d’un W-C ; elle le reconnut au nom inscrit en caractères dorés sur l’impeccable veste blanche, tombée sur le sol lorsque la sécurité de la serrure électronique s’était déclenchée. Les jours qui suivirent, Lili remit en ordre et nettoya soigneusement son mini appartement de fonction. Le travail lui faisait du bien. Grâce à un providentiel petit groupe électrogène à gasoil, pratiquement neuf, elle put bénéficier de quelques heures d’électricité par jour, pour faire à manger, s’éclairer le soir et, surtout, écouter de la musique le jour, pour briser le silence. Autrefois, avant, elle écoutait de préférence de vieux groupes de rock des années 68-72, Cactus, Deep-purple, Hot Tuna, Led Zepplin, les Beatles, Jefferson Airplane et bien d’autres encore ; aujourd’hui, elle écoutait toute la musique qu’elle découvrait dans la base et qu’elle réussi à diffuser de partout grâce à un simple branchement sur le réseau général de haut-parleurs de la base. Peu à peu, son réel état de solitude refit surface et une angoisse profonde accompagna désormais chacun de ses pas. Trois ans passèrent ainsi, humainement monotones, intenses dans la lutte à la survie. Le 18 juillet 2068 Lili fêta seule ses 35 ans. Elle mangea sans plaisir une salade de lentilles germées, mastiquant longuement chaque bouchée avant de l’avaler, pour mieux profiter des précieuses vitamines. Puis, comme chaque jour, à 22.00 heures précises, elle s’installa sous la grande coupole en verre du dôme central, restée miraculeusement intacte. Elle aimait venir là, observer le ciel, poser des questions à l’univers, attendre longuement ses réponses, le visage cachée dans le scintillement des étoiles… Là, directement au centre du ciel, son cœur parlait de longues heures avec lui, murmurant secrets et prières aux dieux endormis. Mais, ce soir là, le plus absolu des silences régnait. Lili s’endormit et se réveilla d’innombrable fois au cours des heures suivantes. Un repos sans espoir, parsemé pourtant, parfois, de rêves insensés. Un temps qui n’existait désormais que pour elle, que par elle… et elle songea pour la première fois à la mort. Ses yeux fermés sondèrent avidement le vide attirant, le sublime abysse de l’oubli. Elle sentit sa tête tourner et une légère nausée l’envahit. Puis, dans le silence absolu de ce monde éteint, elle entendit assez distinctement des coups sur la porte d’entrée. Toc, toc…TOC, TOC, TOC ! Son cœur bondit, se mit à galoper dans sa poitrine. Elle hurla lorsque trois autres coups résonnèrent et emplirent son esprit. Cri d’effroi, de détresse, cri de joie, cri de fol espoir. Elle essaya de bouger, mais en vain, son corps tétanisé refusa de lui obéir. Elle regarda muette la porte commencer à s’ouvrir, et, enfin, il lui sembla voir, elle vit… La porte s’ouvrit tout à fait, une lueur vacilla dans l’embrasure, un faisceau lumineux balaya la grande salle dans tous les sens, dans un incroyable silence. Lily fit un effort pour maîtriser une immense angoisse, pourtant mêlée de joie, elle écarquilla les yeux et distingua un être humanoïde équipé d’un léger scaphandre intégral. L’être fit trois pas devant lui, tourna sur lui-même, sûrement pour mieux observer la grande coupole. Hors d’elle, Lily se mordit la main jusqu’au sang sans s’en apercevoir lorsque le faisceau de lumière, après l’avoir dépassée un instant, revint en arrière et s’arrêta sur elle La lumière sembla vibrer un instant, puis le faisceau lumineux diminua rapidement d’intensité et s’éteint complètement quelques secondes après. Dans le silence absolu de la grande salle Lily sentit l’émotion de l’être croiser la sienne au travers de leur regards fixes l’un sur l’autre, et toute peur l’abandonna. Immobile, l’être continua de la regarder pendant un temps infiniment long ; puis un de ses bras se leva, comme au ralenti, puis l’autre, et ses mains gantées, tendues dans la direction de Lily, semblaient flotter dans l’air. Hypnotisée par cette vision, dans une semi-inconscience induite par cette impossible rencontre, Lily sentit vaguement ses propres bras se lever, comme habités d’une propre vie, et ses jambes se tendre ; debout, elle s’immobilisa près de son siège, sa longue chevelure rousse timidement illuminée par la lueur lunaire filtrant du grand dôme transparent. Dans cette étrange pénombre Lily observa l’être marcher vers elle, à petits pas, elle le regarda porter ses mains à la base du casque. Parfaitement habituée aux distances et dimensions de cet espace, elle jugea qu’il devait avoir sensiblement la même taille qu’elle. Arrivé à trois mètres de Lily l’être s’arrêta, sa tête sembla s’allonger tant fut longue et délicate l’opération qu’il fit pour se libérer du casque. L’être laissa glisser ce dernier au sol et… Lily sursauta, pendant une fraction de seconde elle ne vit rien d’autre que deux yeux immenses, et une bouche habitée par deux rangées de dents très blanches. L’être diminua encore la distance qui les séparait, tandis que son extraordinaire sourire s’enfonçait toujours plus profondément dans le cœur de Lily. L’immense beauté du visage humain s’imposa à l’esprit de Lily à travers ce visage ami, miroir parfait de sa propre humanité, et son cœur se mis à battre encore plus fort. Les yeux brillants d’une jeune femme noire scrutaient à présent Lily avec autant d’intensité qu’elle n’en mettait elle-même à le faire. Lily ne put retenir de grosses larmes de joie, piquantes pourtant, qui coulèrent copieuses et sans barrières sur ses joues, pendant de longues minutes, tandis qu’elle murmurait sans fin « Lily, je m’appelle Lily, Lily Law, oui, Lily Law ». L’inconnue en face de Lily, resta muette un instant, puis déversa un flot de paroles avec un fort accent anglais, parmi lesquelles revenaient souvent les mêmes mots émerveillés « Lily ? Lily ? tu es vivante ! Yersinia ! C’est terrible, terrible ! Lily, je m’appelle Yersinia, Yersinia Hope, nous sommes vivantes ! Lily ! et elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, se serrant instantanément, follement, comme pour mieux sentir le contact de leurs corps, unis, la folle réalité de leur mutuelle présence. Puis, encore dans les bras de Yersinia, et comme disparaît la lumière lorsque l’on appuie sur l’interrupteur, Lily sombra dans le néant, et du néant au plus profond des sommeils. Après s’être assuré que Lily respirait, Yersinia la déposa très doucement sur le sol synthétique de la salle, s’allongea tout contre elle, et là, après un très long baiser sur la merveilleuse joue salée de Lily, Yersinia terrassée s’endormit elle aussi, dans le murmure d’un dernier mot secret. Quelques heures plus tard, un premier rayon de soleil traversa le dôme transparent, avança rapidement dans la salle, comme curieux de tout, et rencontra bientôt les deux jeunes femmes endormies, dont les corps se touchaient toujours. La lumière intense effleura les deux visages en même temps, enveloppa le blanc et le noir de leur peau d’une même superbe lueur dorée. Au contact de la lumière sur ses paupières Lily ouvrit rapidement les yeux, et une fraction de seconde suffit pour qu’elle se souvint de tout, et que la peur d’avoir rêvé l’étreigne affreusement ; elle s’agita, puis elle vit « la femme », là, réelle, tout près d’elle, si près qu’elle pouvait percevoir son souffle régulier sur son visage ; « Yersinia ! »…c’est seulement après avoir murmuré cet étrange prénom que Lily s’apaisa, rassurée, émerveillée par sa présence. Lily dévisagea Yersinia, découvrit son excessive maigreur, suivit un à un ses traits étranges, si nets et si fins, presque ceux d’un visage d’enfant, le visage du mystère et de la vie, comme dans un songe. Lily sursauta quand elle s’aperçue que Yersinia la scrutait également, de ses yeux intenses, brillants, tout aussi stupéfaite qu’elle. Le soleil sembla interrompre sa folle course, comme pour mieux s’imprégner de cette atmosphère, de cet éphémère tableau, que tant de peintres cherchèrent en vain leur vie durant. Leurs mains se rencontrèrent et, comme leurs regards, se soudèrent, longtemps, très longtemps. Aucune des deux ne fut jamais capable de se souvenir des premiers mots qu’elles prononcèrent à ce moment là, ni de qui des deux les prononça. Parfois au bord du délire, rongée par la peur de perdre cet être inconnu pourtant si cher, pendant plusieurs jours Lily entoura de mille soins Yersinia, qui se révéla souffrante et dans un sévère état d’épuisement. Avec une patience d’ange elle la nourrit, à la petite cuillère, de savoureuses bouillies sucrées, lui fit boire souvent de petites quantités d’eau pure pour la réhydrater, lava avec humilité et tendresse son corps et ses souillures, la berça sans fin dans ses bras après chaque violent accès de fièvre, bien mieux que le pire des avares ne s’occupa jamais de son or. Plusieurs jours passèrent ainsi, puis un matin Yersinia sortie de la brume, sourit à Lily, la serra dans ses bras, enfouit sa tête dans ses longs cheveux roux, les caressa longuement, s’enivrant de leur texture et de leur parfum ; après cela elle reprit rapidement des forces, et sans doute aussi goût à la vie. Elle raconta avoir 30 ans, être un peu tout, un peu rien, née sous la lune magique de Klungkung de l’amour universel éclos entre un jeune poète sculpteur et une étudiante tibétaine, minuscule et intense. Des parents-images toutefois, inconnus, disparus dans un accident d’avion quelques mois seulement après sa naissance. C’est là que l’orpheline avait grandi, étudié, pleuré et chanté, sans jamais trouver vraiment sa voie mais intéressée par tout, protégée par la lumineuse beauté d’une petite statue de bois aux traits de sa mère, réalisée pour elle par son père « lui avait-on dit » la dernière nuit avant leur envol. Yersinia resta cependant muette pendant de nombreuses années sur son extraordinaire arrivée au centre de recherche, et sur beaucoup d’autres choses encore… Lily et Yersinia organisèrent leur étrange vie avec un enthousiasme croissant, affrontant chaque jour avec un immense courage les mille tâches nécessaires à leur survie. Le travail ne manquait pas, et les préoccupations non plus. Celles liées à la nourriture furent les premières à se présenter. En effet les réserves de nourriture en boites, d’aliments lyophilisés et en denrées sèches que le Centre recelait n’étaient pas inépuisables. Elles durent aussi se préoccuper de la diminution du combustible, absolument indispensable à la production d’électricité, fondamentale pour faire fonctionner la pompe à eau qui approvisionnait le centre. Une pompe particulièrement efficace, qui péchait généreusement dans une profonde poche d’eau fossile d’une pureté absolue. Yersinia passa pratiquement son premier mois de convalescence à explorer le centre de fond en comble, Lily la suivait souvent dans ses promenades, riait de ses exclamations émerveillées devant tant de choses offertes, d’objets, d’appareils, en réalité bien souvent de tout petits riens ; mais Yersinia avait plus d’une surprise pour Lily. Un matin, au petit-déjeuner, Yersinia annonça à Lily qu’elles allaient créer un petit Eden pour elles deux, une grande serre-jardin, où il y aurait une multitude de fleurs, de petits arbres, de plantes merveilleuses et d’herbes variées, qui leur fournirait, « c’est sûr ! », des fruits, quelques légumes, des végétaux, des racines comestibles, des parfums, du vert, de l’air pur et mille autres choses splendides et exquises. Lily la regarda, surprise mais incroyablement heureuse de ce fantastique projet. Elle avait tout de suite adoré l’énergie débordante de Yersinia, véritable cataplasme d’espoir ; c’est pourquoi elle but ses mots avec plus de plaisir que son café au lait et qu’elle décida, malgré quelques doutes, typiques de son esprit scientifique, d’aider à fond Yersinia dans sa folle entreprise. Yersinia expliqua à Lily que cette idée lui était venue deux jours auparavant, au repas du soir, quand Lily avait présenté pour la dixième fois, sa fameuse « salade de vitamines », un plat de petites lentilles germées assaisonnées d’un simple filet d’huile et d’un peu de sel. La saveur subtile de ces minuscules pousses blanches et vert clair avait, lorsqu’elles craquèrent sous ses dents, réveillé cette vision d’un espace vert, bruissant de vie. Dans l’atelier de la base où elle les avait précédemment vues, Lily récupéra tout d’abord une grande quantité de boîtes transparentes neuves de toutes les tailles, dans lesquelles déposer les graines à planter qu’elles trouveraient, les classant par catégories et états de conservation. Yersinia insista sur ce dernier point. Les deux femmes se séparèrent ensuite, pressées de commencer leur recherche, chacune munie d’un sac rempli de ces récipients hermétiques et bien décidée à gagner cette petite chasse au trésor. Lily partie avantagée car elle commença par les locaux des cuisines. Ceci lui permit de remplir rapidement plusieurs boîtes de légumes secs, se contentant de prélever un demi-kilo de chaque, trois sortes de mais, quatre types de lentilles, trois autres de haricots, une de pois chiches et une de fèves, elle remplit trois autres boîtes de riz entier, dont une de fines graines de riz noir sauvage. Dans le secteur pâtisserie, elle trouva également des grains de blé, d’orge et de seigle, des graines de sésame, ainsi que de minuscules graines de coquelicot. Elle passa rapidement dans la réserve des légumes frais, car les nombreuses étagères à claies n’abritaient plus à présent qu’une désolation de petits tas informes, rabougris, à la place de ce qui avait été de magnifiques carottes, oignons, tomates, salades, poireaux, fruits parfumés de tous les types… Mais il fut suffisant à Lily, inconsciente de son erreur, de regarder de nouveau ses jolies boîtes de graines colorées, pour se consoler de ce désastre et sourire avec fierté, certaine de gagner leur pari. Elle ne fut donc pas trop dérangée de ne rien trouver d’autre, durant la demi-heure suivante, à ajouter à ses premières prises. Pendant ce temps, Yersinia parcourait lentement les pièces du centre, se concentrant uniquement sur sa recherche. Elle se rendit tout d’abord dans la chambre du Capitaine, que Lily lui avait raconté être un vieux technicien très sympathique, connu de tous sous cet unique surnom, car ex-marin au long cours. De ses nombreux voyages exotiques, durés 30 ans, le Capitaine avait ramené une vieille pipe, toujours coincée entre ses dents mais qu’il n’allumait jamais, un petit ventre rond, une soif légendaire, une démarche déséquilibrée, mille histoires fantastiques, et enfin, deux petits perroquets magnifiquement colorés et bavards, auxquels il parlait sans arrêt. Yersinia ouvrit la grande volière placée au centre de la pièce, encore habitée par les deux oiseaux, figés dans leur éternelle beauté colorée, encore étrangement fidèles au poste et attentifs. Yersinia les regarda avec douceur, pensa qu’ils n’avaient pas souffert ; elle imagina qu’ils voyageaient à présent sur l’épaule de leur maître et ami, tous trois caressés par une douce brise de mer, droit devant, terriblement excités à l’idée de leurs mille prochaines escales. Sortie de sa vision, elle préleva de la cage, très propre, de petites quantités d’une multitude de graines apparemment intactes. Parmi une dizaine de types de graines elle ne reconnu que celles de maïs, de tournesol, de blé et de sésame, et ce qu’elle identifia être de nombreuses graines différentes de cucurbitacées, sûrement de courges, peut-être aussi de melons ; chose qu’elle espéra vivement. Elle fouilla l’armoire, puis les tiroirs du bureau du Capitaine, espérant découvrir sa réserve de sachets de nourriture pour ses oiseaux, mais en vain. Malgré l’attention et les efforts qu’elle déploya, elle ne trouva rien d’intéressant dans les quatre pièces suivantes. La cinquième, par contre, l’intrigua beaucoup, et lui permit de faire de belles découvertes. Sur la petite plaque de laiton fixée sur la porte était écrit « Dr Véronique ANNE Médecin ». La première chose qui frappa Yersinia fut le désordre, immense et exquis, qui régnait dans la grande chambre du médecin. A droite de la porte, le mur était occupé par le lit de Véronique, en bois, à une place, doté d’une tête de lit mi-haute très simple. Yersinia observa que l’occupant l’avait abandonné précipitamment, pour répondre à quelque appel urgent, et sûrement avec beaucoup de regret, comme le prouvaient trois livres retournés ouverts, deux posés à la limite de la couverture bleue et des doux draps fleuris de la même couleur, le troisième directement posé à cheval de deux gros coussins accueillants sur lesquels, un jour, Véronique avait rêvé, s’était appuyée pour lire, et qui, impeccables et infiniment patients, semblaient l’attendre encore. Sur le mur opposé des cartons de livres, ouverts, fermés, tous pleins, jonchaient le sol. Au dessus d’eux d’autres livres faisaient plier de longues et étroites étagères qui recouvraient la totalité du mur jusqu’au plafond, à l’exception d’une grande ouverture rectangulaire, celle d’une fenêtre aux rideaux longs et sombres, tirés, qui ne laissaient filtrer qu’une faible lumière. Yersinia s’approcha, saisit les rideaux et les tira d’un coup sec. Lily ne lui avait jamais parlé de cette pièce et pourtant ce qu’elle découvrit derrière la petite tenture n’était pas commun. La lumière envahit la pièce, Yersinia fut obligée de cligner longuement des yeux ; lorsqu’elle les rouvrit elle vit une grande tache verte, brillante. Elle mit le nez contre la vitre et regarda… la fenêtre donnait sur un puits de lumière, qui montait très haut, jusqu’à la structure du toit à voûte de l’édifice. La seule ouverture existante était, à un mètre du sol, la grosse fenêtre de la chambre de Véronique. Ce puits formait un beau réduit rectangulaire d’environ deux mètres et demi de long sur un mètre et demi de large. Véronique avait visiblement pris possession de cette pièce supplémentaire et y avait créé, peut-être en cachette, un dense microcosme de verdure. Abandonnées à elles-mêmes de nombreuses plantes avaient dépéri et étaient mortes, tandis que d’autres avaient réussi à survivre et, parfois, avaient même amplement profité du microclimat qui s’était créé là. Certaines plantes grimpantes s’étaient superbement développées, colonisant toutes les parois disponibles et atteignant désormais quatre mètres de hauteur. Elles servaient de support à d’autres, exubérantes mais à croissance plus limitée, sous lesquelles se trouvaient d’autres végétaux encore, de sorte que Yersinia compta trois étages distincts de plantes, plus celles qui avaient colonisées le sol. Au niveau du deuxième étage, des orchidées illuminaient l’espace de leurs cascades de fleurs. Yersinia compta bien quatre sortes d’arbustes fruitiers, le plus grand, gros comme le bras d’un homme, était un figuier dont les petits fruits mûrs pendaient invitants. Le deuxième était un citronnier vert, de très petite taille, lui aussi généreusement couvert de minuscules citrons d’un incroyable vert foncé ; le troisième était un magnifique arbuste, que Yersinia reconnu être un arbousier. Plus qu’un arbre il s’agissait d’un buisson vert, particulièrement vigoureux, aux feuilles dures et luisantes. Comme les autres fruitiers, il était couvert de petites baies dont la couleur allait du plus pâle des verts au plus foncé des rouges. Ces baies, parfaitement rondes, n’étaient pas lisses mais entièrement couvertes de petites pointes à cône plantées sur une carapace coriace. Yersinia connaissait bien cette plante typique des pays chauds et méditerranéens. La quatrième plante à fruits formait un étrange enchevêtrement de tiges grimpantes, pas plus épaisses qu’un gros crayon, qui montaient très haut et, à deux mètres du sol, commençaient à offrir des fruits légèrement velus, vert gris, en assez grand nombre. Yersinia se demanda depuis combien de temps elle n’avait pas mangé de kiwis, ces fruits succulents autrefois si fréquemment présents sur sa table. Le sol formait un entonnoir à pente légère mais sensible, qui aboutissait au centre de cette minuscule pièce dans une vasque, modeste mais relativement profonde, tapissée de mousse, à demi-remplie d’eau. Quelques racines intrépides y trempaient, puisant directement à la source de toute vie. Yersinia, émerveillée par son extraordinaire découverte, resta un long moment plongée dans son observation, tentant également d’imaginer l’équilibre complexe du cycle de vie de cette végétation secrète. Elle sortit enfin du jardin de ses pensées et, la fenêtre étant bloquée, elle décida d’interrompre ses recherches et d’informer immédiatement Lily de sa découverte. Yersinia trouva Lily sous la grande coupole, assise devant une immense table en verre, recouverte d’une nappe blanche très fine en tissu non tissé. Elle s’approcha sans bruit. Lily chantonnait ; elle avait déjà divisé toutes ses trouvailles en petits tas, certains minuscules, et inscrit devant chacun d’eux le nom des graines dont il était composé. Yersinia l’écouta une minute, charmée par sa jolie voix, elle s’approcha encore et effleura de sa main les cheveux de Lily en une douce caresse, au terme de laquelle Lily se retourna, yeux brillants de joie, sauta littéralement au cou de Yersinia et l’embrassa tendrement. Restée seule trop longtemps, Lily supportait mal la plus courte des séparations d’avec Yersinia ; au-delà de la communication verbale et visuelle, Lily semblait avoir besoin de la même dose de contact physique que celle que les bébés ont de leurs mères. Yersinia l’accueilli dans ses bras avec la même passion, à la fois maternelle et amoureuse. Elles restèrent ainsi un long moment, sans parler, échangeant mille regards, mille petites caresses et baisers, chacune s’enivrant de l’odeur de l’amie, se réchauffant à la bienfaisante chaleur de l’humanité de l’autre. Le rapport qu’entretenaient Yersinia et Lily était devenu indéfinissable et absolument unique. Dès le premier instant les deux femmes s’étaient accrochées l’une à l’autre ; ainsi, sans qu’elles le sachent vraiment, et avant même qu’elles ne s’apprécient et deviennent amies, leurs esprits blessés s’étaient définitivement soudés ; désormais, une grande partie de Yersinia et de Lily s’étaient rassemblées jusqu’à ne former qu’une seule indivisible vitale essence humaine. Elles survivaient ensemble, chacune presque uniquement au travers de l’autre. Le contact physique entre les deux femmes était devenu à leur insu une composante essentielle de leur complexe rapport ; rapport primordial dans lequel la preuve de la vie passe par le toucher, la présence du groupe et son contact permanent ; condition de solitude extrême dans laquelle l’unique être extérieur devient sacré, rapport d’amitié dans lequel le contact physique, bien qu’il échappe le plus souvent à notre attention, existe bel et bien ; rapport d’amour dans lequel les caresses échangées nourrissent le corps de la personne aimée autant que son cœur. C’est pourquoi le Néant regardait toujours avec étonnement ces deux êtres, si différents mais qui se sentaient si semblables. Il savait encore mieux qu’elles que, bien avant leurs bouches, c’est leurs yeux et leur esprit qui s’étaient unis à jamais. Deux êtres, deux femmes, sœurs, amies, amantes, qui trouvaient chaque jour dans leur attachement réciproque l’immense force de survivre, de vivre, de travailler, d’aller de l’avant, puisant de même dans leur amour la joie d’améliorer leur quotidien, la force de rire, de jouer, d’étudier, le désir de voir à tout moment la beauté infinie de la vie et de vouloir la partager avec l’autre. Yersinia et Lily avaient vite décidé de mettre en commun tous les trésors trouvés dans les différentes pièces du grand laboratoire. En trois jours la table s’était ainsi entièrement remplie. À présent elle semblait presque petite, tant elle était parsemée de sachets, de petits tas de graines en vrac sur des assiettes, à l’intérieur de pots en plastique, de toutes les tailles, couleurs et formes ; tous protégés de l’humidité de l’air par un couvercle fait d’une fine pellicule transparente. Yersinia était retournée plusieurs fois dans la grande cuisine précédemment visitée par Lily et avait vraiment fouillé de partout. En particulier, elle avait passé beaucoup de temps dans les chambres froides et les celliers dédiés aux fruits et légumes, bien que Lily lui ait affirmé qu’il n’y avait plus rien à y récupérer, que tout avait pourri ou séché et était bon à jeter à la poubelle. Yersinia lui avait répondu en souriant « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », utilisant cette splendide maxime attribuée au philosophe antique Anaxagore de Clazomènes (500-428 avant Jésus Christ) et par certains au savant chimiste français Antoine Lavoisier (1743-1794), philosophe, économiste et chimiste remarquable, qui eurent pour le moins tous deux la capacité de la cueillir et la sagesse de la perpétuer. Sur une autre table Yersinia installa une belle quantité de fruits et de légumes misérables, desséchés, parfois sous forme de résidus noirâtres assez vilains d’aspect puis, sans se soucier des railleries et des grimaces de Lily, elle se mit à disséquer méticuleusement, travaillant plusieurs heures d’affilée avant, sale et éprouvée, de se déclarer satisfaite. Le projet « Eden », comme elles l’appelaient, occupait toute l’énergie des deux femmes et de plus en plus de leur temps. En effet, ce qui avait commencé un peu comme un jeu, était devenu une véritable mission à mener à bien, avec chaque jour de nouvelles implications et mille nouvelles ramifications intéressantes, parmi lesquelles pointaient des objectifs immédiats : améliorer leur qualité de vie en diversifiant leur diète ordinaire, en recréant un vaste espace naturel, apprendre de nouvelles choses dans de nombreux domaines différents. Lily y vit aussi l’occasion de travailler de nouveau avec ses mains, et la tâche à accomplir était immense. Yersinia e Lily décidèrent de préparer scientifiquement une zone de plantation, créant parallèlement une vaste pépinière où commencer à faire pousser les plantes. Le 26 février 2072 Lily débuta donc la fabrication de quatre petites serres, chacune avec fond et côtés en bois naturel, de trente centimètres de haut et d’un demi-mètre carré, toutes dotées d’un couvercle transparent en verre et équipées d’une petite ampoule électrique à filament pour l’éventuel forçage des jeunes plantes. Lily aimait beaucoup se servir d’outils manuels et était plutôt habile. Elle alla tout d’abord dans l’atelier du menuisier pour voir les planches disponibles à prélever, mesura soigneusement leur épaisseur. Elle fit ensuite un croquis précis, à l’échelle 1/10ème, sur lequel elle dessina chaque élément nécessaire, reportant les dimensions exactes de chacun, et leur nombre. Ceci fait, elle commença à tracer les lignes de découpe sur les planches, et marqua d’une petite croix chaque emplacement de trou pour le futur assemblage par vissage des éléments. Il ne lui resta plus qu’à scier, chose qu’elle commença à faire en sifflant, après avoir vérifié ses mesures une dernière fois. Deux heures plus tard, Yersinia et Lily se retrouvèrent sous la coupole pour manger ensemble un rapide casse-croûte. Yersinia en profita pour parler à Lily d’un très vieux livre, tout à fait extraordinaire, qu’elle avait eu la chance de lire quand elle était adolescente, Robinson Crusoé écrit par Daniel DeFoé, homme peu commun, écrivain britannique (1660-1731). Ce roman, lui dit-elle, raconte l’histoire d’un naufragé bloqué sur une île déserte pendant de très nombreuses années, véritable génie de la survie mentale et physique. Yersinia lui parla aussi d’Alexander Selkirk, cet authentique marin, qui fut abandonné pour insubordination, et destiné à mourir, sur une île déserte loin des côtes du Chili, lieu hostile et terrifiant où il fut pourtant capable de survivre quatre longues années grâce à son extraordinaire force mentale, à son immense débrouillardise et à sa grande capacité de gestion des maigres ressources de l’île. Raconte encore, lui dit Lily… Assise sur son vieux fauteuil sous le dôme, Lily regardait depuis de longues minutes Yersinia se promener dans leur jardin. Dix-huit ans après le début des travaux, le jardin occupait la totalité de la surface disponible sous l’immense coupole transparente, soit presque 3000 mètres carrés. Une vingtaine d’arbres splendides s’élançaient à plus de huit mètres de hauteur et deux d’entre eux, des eucalyptus aux longues feuilles brillantes et cendrées, semblaient vouloir atteindre l’inaccessible dôme 20 mètres plus haut. De longues lianes à eau courraient le long des parois, de même que sur un fin réseau de câbles d’acier que Yersinia et Lily avaient tirés d’un mur à l’autre, au prix de mille difficultés techniques, pour y faire passer une rudimentaire mais efficace tuyauterie d’arrosage automatique. Yersinia était rapidement devenue la reine de leur jardin. Au fil du temps elle avait planté, fait pousser et acclimaté une multitude d’arbustes fruitiers, de buissons odoriférants, de fleurs splendides, d’herbes et légumes de toutes sortes. Il n’était pas rare que Lily revienne d’une promenade pour décrire à Yersinia une nouvelle plante, un nouveau fruit, un nouvel extraordinaire espace verdoyant. Yersinia, alors, lui souriait, et l’accompagnait voir ce nouveau trésor, parfois le cueillir pour le goûter ensemble. Lily continua de regarder Yersinia aller et venir, disparaître souvent de longues minutes dans le fouillis végétal, pour réapparaître ensuite, sans un bruit à plusieurs dizaines de mètres, toujours rêveuse et souriante. Lily ne s’était jamais trop étonnée de toutes ces merveilles, de l’extraordinaire développement de leur Jardin d’Eden, des nouvelles découvertes qu’elle faisait, elle, Lily, toujours elle et elle seule … Lily s’étonna au plus haut point huit jours après que Yersinia l’ait vu pleurer alors qu’elle regardaient ensemble une page sur laquelle on voyait un grand envol d’oiseaux colorés dans la savane africaine. Yersinia s’était rapprochée d’elle, l’avait entourée de ses bras, l’avait consolée longuement et avec une immense douceur, chantonnant dans un langage inconnu une mélopée douce, hypnotique, en lui caressant le visage de ses longs doigts fins ; les sanglots de Lily s’apaisèrent puis cessèrent totalement et elle s’endormit bientôt profondément. Après cet épisode, les choses autour d’elles semblèrent changer encore plus rapidement, les surprises devinrent de plus en plus nombreuses et toujours plus belles. Aussi, Lily resta absolument bouche bée lorsque quelques jours plus tard, il lui parut apercevoir un éclair coloré la frôler, elle reconnu un couple d’oiseaux, minuscules, à présent en vol stationnaire au-dessus d’un bouquet de plantes à grosses fleurs rouges et jaunes…là, tout près ; Lily les observa stupéfaite, immobile, heureuse. Ils butinèrent un instant les grosses fleurs, firent le tour du buisson, puis s’envolèrent rapides. Des colibris ! s’écria-t-elle alors, avant de partir en courant pour avertir sa chère Yersinia. C’est merveilleux, merveilleux pensa Lily, tandis qu’elle courait de toutes ses forces vers Yers pour l’informer de son extraordinaire, de cette merveilleuse découverte ; et elle ne vit pas la petite pierre parfaitement ronde sur laquelle son pied droit glissa. Sa cheville se tordit, la déséquilibra totalement et elle tomba. Elle sentit son corps lui échapper, devenir léger, et le temps perdre son rythme, ralentir, se dilater ; sa chute lui sembla durer une éternité durant laquelle elle put observer chacun de ses gestes au ralenti, et voir très nettement la parabole parfaite décrite par son corps propulsé vers le sol. Son esprit accéléra, encore et encore, et elle compris stupéfaite que cette drôle de chute allait sûrement lui être fatale. Pourtant aucun son, aucune plainte ne sortit de sa bouche, mais ses yeux s’embuèrent quand elle pensa à Yers, à l’idée de ne plus la voir, de ne plus l’entendre, à l’idée de combien elle l’aimait. Une grosse larme se forma, mais la tête de Lily toucha le sol avec une affreuse violence avant qu’elle n’ait eu le temps de s’échapper. Lily sombra instantanément dans une obscurité absolue qui pénétra dense et poisseuse dans ses poumons. Une douleur foudroyante traversa son cerveau, tordit sa bouche en une grimace grotesque, avant de disparaître, laissant le vide derrière elle. À présent, dans une éblouissante lumière dorée, Lily flottait, …bien au-delà du temps, sans poids, sans corps, seule, esprit-regard, flottant au centre d’une paix immense au goût d’éternité. Deux colibris passèrent en flèches au-dessus de la forme allongée, parfaitement immobile, de la femme sans vie, qui lui ressemblait. Lily les rejoignit aussitôt, invisible fantôme elle les enveloppa, accompagna leur extraordinaire vol à zigzag, observa émerveillée ces splendides fragiles créatures, se laissa caresser par le battement incessant de leurs minuscules ailes colorées. L’instant d’après elle se surprit à fluctuer sans étonnement juste au-dessus de la grande coupole verte, à observer le centre tout entier, gigantesque bulle verte posée là, tout près, puis loin, très loin, minuscule gemme brillante, scintillante, plusieurs centaines de mètres au-dessous d’elle. L’instant d’après elle s’amusa à remonter une interminable file de fourmis en exploration, s’arrêta sur elle sans l’interrompre. Elle traversa avec elles un interminable dédale de graviers, s’assit confortablement sur une brindille au milieu de laquelle se croisaient leurs colonnes, sans interrompre le rythme de la marche implacable des fourmis ; les insectes aveugles passaient rapides, légers, ou lents, lourdement chargés, sans jamais s’arrêter. Les insectes passaient à travers elle sans ralentir leur marche vitale. Elle resta longtemps à contempler les deux flux d’insectes se croiser, le flux montant, mélange d’ouvrières et de guerrières, et le flux descendant, de retour de leurs innombrables expéditions, presque toutes lourdement chargées de matériaux, de biens et de mets de toutes sortes. Lily pénétra avec elles profondément dans la colonie. Elle visita leurs réserves, les greniers, les étables, leurs champignonnières, elle écouta leur langage tactile, fait de bruissements de mandibules et de vibrations créées par les puissants battements de leurs pattes, elle suivit leurs étranges chemins de phéromones, se saoula du nectar des généreuses fourmis à miel… Puis un puissant courant mental emporta de nouveau Lily ailleurs, très loin. Quelle merveille, se dit-elle, voler, non, mieux encore, se déplacer sans peine et sans mouvement, sans rien d’autre que l’énergie de sa pensée, pouvoir aller et être, prendre cent formes, vivre sans temps, totalement, absolument libre ! Puis Lily se retrouva juste au-dessus de la femme allongée, à laquelle un impalpable fil doré semblait la relier. Elle regarda le fin filet de sang vermeille qui coulait de ses narines et contrastait si joliment avec l’extrême blancheur de sa peau. Lily, enfin, reconnue ce corps abandonné, compris, se précipita dessus pour l’étreindre, le secouer, l’arracher à la Grande Voleuse ; hurla et se battit désespérément contre l’inhumaine obscurité de ce voyage sans retour, … l’absurdité de ce bonheur trop terrible, trop exigeant ! Puis Lily sombra dans l’oubli, pendant un temps inconnu, avant d’être entraînée de nouveau dans un monde étrange, où réalité et songes se superposaient sans fin. Là, Lily se rencontra cent fois elle-même, partit à la recherche de Yersinia, la trouva enfin, assise sur un petit banc de bois peint en blanc, posé juste à l’entrée de leur jardin d’Eden. Un très vieux livre était posé sur ses genoux, Lily reconnu le titre, un gros numéro écrit sur la couverture décolorée par le temps, « 1984 », et le nom de l’auteur en caractère gras, « GEORGE ORWELL ». Yersinia lui avait souvent parlé de ce livre, l’invitant chaque fois à le lire, et Lily riait, promettait chaque fois de le faire, avant d’oublier ; mais aujourd’hui tout était tellement différent, elle se vit tourner les pages, les dévorer, but longuement le secret des mots… Yersinia souriait, semblait l’attendre, patiente, l’attendit. D’ailleurs Yersinia semblait toujours attendre Lily, toujours avec chaleur et douceur. Puis Lily se souvint des colibris ! Elle se mis à raconter le fait extraordinaire à Yersinia, l’invita à la suivre pour les lui montrer, tenter de les voir, de les caresser de nouveau. Yersinia souriait, merveilleuse, Lily l’embrassa dans le cou, lui prit la main, l’entraîna, lui dit cent mots avant que celle-ci n’ait pu en prononcer trois. Lily marchait rapide, oublia sa recherche, comblée d’être avec Yersinia. Elles prirent ensemble une petite allée qui s’enfonçait dans le fouillis végétal du jardin. Lily regardait le plus souvent en l’air et ses pas semblaient ceux incertains des marins lorsqu’ils avancent sur la terre ferme. Mais Yersinia veillait, à ce que Lily ne trébuche pas ou ne puisse glisser sur quelque petite branche tombée. Le chemin tournait souvent, se faisait de plus en plus léger, et un bon quart d’heure passa avant que Lily ne commença à s’étonner de sa longueur… Elle regarda à ses pieds et vit qu’il n’y avait plus de chemin. Elle tourna sur elle-même pour reconnaître l’endroit où elle se trouvait, mais ne reconnu absolument rien. Lily et Yersinia se trouvaient au milieu d’un développement végétal absolument incroyable, une abondance de verts et de marrons, de couleurs de lumière extraordinaires ; où que Lily se tourne, à droite, à gauche, devant elle, derrière, tout était splendide…mais totalement inconnu, et, tout simplement Lily se précipita dans les bras de Yersinia et s’y blottit, continuant de regarder par-dessus son épaule, sans réussir à parler pour exprimer sa stupeur. Yersinia lui tapotait doucement sur le dos, comme le font souvent les mères avec leurs petits bébés, pour les rassurer et les calmer. Elle lui indiqua une très grosse pierre arrondie et l’y entraîna. Les odeurs du sous-bois étaient fortes et Lily s’assit, machinalement, légèrement enivrée. Yersinia semblait si tranquille que Lily, assise, ferma les yeux, laissa les mille odeurs et les mille sons secrets de la forêt pénétrer profondément dans son esprit, et elle s’assoupit tout à fait ; lorsqu’elle rouvrit ses yeux, la couleur ambiante avait changé, semblant plus dorée et plus intense. Lily vit qu’elle était seule et sursauta, mais avant que l’inquiétude s’empare d’elle, elle vit une succession de petits cailloux blancs adroitement posés sur l’herbe courte. Elle suivit cette trace une trentaine de mètres, tournant et retournant autour de buissons épais, de splendides touffes de fleurs multicolores, de fougères jaillissantes à plus d’un mètre de hauteur et parfois deux. Puis la trace de cailloux cessa. Lily s’arrêta et vit… Yersinia était là, de nouveau, à une dizaine de mètres seulement d’elle, dans le plus minuscule et plus merveilleux lac que Lily aurait jamais pu imaginer. Ce lagon était alimenté et traversé par un ruisseau d’eau, un filet d’eau bleutée, transparente, immobile. Lily appela Yersinia, qui répondit joyeusement à son appel et lui dit, vient Lily, vient te baigner, l’eau est délicieuse. Lily regarda Yersinia, une ombre mouvante, une sirène inconnue semblait nager près d’elle, toutes deux lui souriaient, Lily pénétra lentement dans l’eau invitante, et s’y enfonça comme dans un étrange rêve. Puis elle perdit pied, tenta de nager, mais sentit son corps couler comme une pierre ; elle avala de l’eau, beaucoup d’eau, et l’oubli le plus absolu l’enveloppa. La sonnerie de l’alarme retentit, décuplée par le silence de la nuit. Moins de trente secondes plus tard des pas résonnèrent dans le couloir, s’arrêtent devant une grande porte qui s’effaça silencieusement dans l’épaisseur du mur ; « Eclisse, la porte du Futur » était-il écrit sur une petite étiquette brillante bien positionnée sur le montant, pourtant invisible à tous. La vieille infirmière de nuit entra. Après l’aveuglante luminosité du couloir elle mit quelques secondes à s’habituer à la pénombre de la chambre. Elle stoppa machinalement l’alarme, tourna sa tête à droite à gauche, s’approcha des écrans de monitorage, et son cœur bondit dans sa poitrine. De longues séquences de chiffres apparaissaient sous des graphiques colorés intermittents, l’infirmière appuya sur une grosse touche lumineuse, rouge, clignotante, positionnée sous l’écran principal, tout en lisant deux fois à voix haute l’inscription figurant dessus bien qu’elle la connaisse par cœur « Paramètres vitaux - Urgence ». La touche cessa de clignoter, repris sa couleur verte… verte ? Bleue ? L’infirmière affolée contrôla de nouveau les graphiques lumineux et les chiffres, parfaitement stables à présents, mais tous verts…«oui, tous verts» dit-elle à voix haute, alors qu’il y a quelques minutes seulement, alors qu’hier, que depuis trois mois, ils étaient tous bleus…, tous bleus, couleur du coma dans lequel la petite demoiselle Lily Law était plongée… C’est seulement alors que les yeux de la vielle infirmière de garde quittèrent les écrans et se tournèrent lentement vers le lit et le triste corps endormi qu’il contenait, couché là depuis presque trois mois, depuis si longtemps. L’infirmière écarquilla les yeux pour mieux percer la pénombre et vit avec stupeur deux yeux, ouverts, aussi ouverts que les siens. Elle sentit aussitôt le son de ses genoux se choquant entre eux, mais elle résista, et obligea ses jambes maigres à cesser de trembler, et elle fit un pas, douloureux, puis un autre, puis un autre encore à reculons, vers la porte. Il lui fallait avertir le médecin, vite, très vite, oui, réveiller immédiatement le médecin, car « elle », Lily s’était réveillée ! L’infirmière regarda sa montre, « trois heures vingt …quelle nuit !» dit-elle à voix haute. Elle n’eut pas à déranger la jeune femme médecin de garde cette nuit là, car apparemment celle-ci ne dormait pas. En effet, l’infirmière vit un rai de lumière filtrer sous la porte de la chambre-bureau du Dr Yersinia-Véronique ANNE-HOPE, « quel foutu drôle de nom à rallonge » se dit-elle pour la cent millième fois, puis elle frappa, trois coups, un peu trop puissants, et elle entra, une fraction de seconde avant qu’une voix féminine ne l’invite à le faire et que la plus élémentaire courtoisie ne l’y autorise. Docteur, Docteur, il s’est passé quelque chose, « Elle s’est réveillée ! Lily ! Je crois que Lily s’est réveillée ! Venez, vite !» et elle repartit en trottant, sans attendre de réponse, de toute façon sans entendre, choquée, les mains tout simplement crispées dans ses derniers cheveux, toujours ridiculement ébouriffés, brûlés par des années d’application méthodique de la même mauvaise teinture, semblable à mille petits soldats, si joliment droits, si involontairement héroïques, unis par une cause ou une autre, ou pas de cause, en tout cas engagés à toujours souffrir et à faire souffrir, toujours. Yersinia-Véronique ANNE-HOPE, la jeune femme médecin ne dit pas un mot, enfila d’un seul geste machinal une blouse immaculée pendue sur un cintre, la lissa sans aucune raison, et se précipita derrière l’infirmière, abandonnant sans regret trois livres retournés ouverts, deux posés à la limite d’une couverture bleue et de vieux draps fleuris, très doux, très simples, le troisième directement posé à cheval de deux gros coussins absolument blancs. La forme semi-couchée essaya de bouger, mais en vain, son corps tétanisé refusait de lui obéir. Mais ses yeux fonctionnaient, malgré sa tête qui vibrait follement. Des flashs remplissaient son esprit, des visions étranges, et cet espace inconnu, plein de peines… puis un nom, le sien, se forma dans son crâne, dans sa bouche, mais n’en sortit pas… Puis des sons résonnèrent dans la pièce, dans sa tête, « Lily ! Ma chère Lily ! Vous…tu es sauvée ! ». Enfin, dans le silence absolu de son monde encore sombre, Lily entendit distinctement des coups sur une porte étrange, brillante, mouvante, … et son cœur bondit, se remit à galoper dans sa poitrine. Elle hurla lorsque d’autres coups résonnèrent dans son esprit. Cri d’effroi, de détresse, cri de joie, cri de fol espoir. Elle regarda muette la porte s’ouvrir lentement, et, enfin, il lui sembla voir, elle vit… La porte s’ouvrit tout à fait, une lueur vacilla dans l’embrasure, un faisceau lumineux balaya une grande chambre inconnue dans tous les sens, dans un incroyable silence. Lily fit un effort pour maîtriser une immense angoisse, elle écarquilla les yeux, mais distingua à peine les formes de deux êtres humanoïdes qui avançaient vers elle. Il lui sembla reconnaître des traits, un visage… Abasourdie, hors d’elle, Lily ferma les yeux, les rouvrit aussitôt, distingua mieux les deux formes, deux femmes, vêtues de blanc, une proche, une plus distante, toutes deux trop distantes encore pour signifier quelque chose, et pourtant, Lily… Elles avançaient vers elle. Un instant après, la forme la plus proche lui fit penser à…Yersinia, oui, Yersinia ! et elle se mis à trembler. L’être diminua encore la distance qui les séparait, tandis que son extraordinaire sourire s’enfonçait toujours plus profondément dans le cœur de Lily, qui se mit à battre à tout rompre face au miroir parfait de ce visage connu…inconnu, doux, si doux, si fort, qui la ramenait à la vie. Lily ne vit bientôt rien d’autre que deux yeux immenses, une bouche habitée par deux rangées de dents très blanches. Les yeux brillants d’une jeune femme de couleur dorée la scrutaient avec autant d’intensité qu’elle n’en mettait elle-même à le faire. « Lily, Lily… ? Tout va bien, n’ayez pas peur, je suis le Docteur Hope, je suis Yersinia, tout ira bien à présent ! » Lily cria « Yersinia ! Yersinia ! » tandis que, comme au ralenti, ses bras raidis se levaient, flottèrent un instant dans l’air, se tendirent, lentement, chargés de souffrance et d’espoir vers cette femme, vers Yersinia- Véronique ANNE-HOPE, qui saisit avec douceur et amour les mains fragiles de Lily, les caressa longtemps, très longtemps, comme elle le faisait chaque jour depuis trois mois, en racontant mille choses, mille histoires extraordinaires à Lily endormie, lui confiant mille souhaits, mille secrets et parfois même quelques rires. Lily se calma, enfin ; une minuscule larme glissa sur sa joue. À l’instant même où les premières lueurs colorées de l’aube traversèrent le grand dôme transparent de l’hôpital, dans le silence absolu de la grande chambre blanche, le Dr Yersinia-Véronique ANNE-HOPE comprit qu’il ne lâcherait jamais plus ces mains, ces yeux,… plus jamais. Lily s’endormit dans ses bras, rassurée par ce sublime contact humain, par l’énergie d’une berceuse millénaire, tissée de paroles secrètes, d’amour et de renaissance, une berceuse susurrée comme cent autres fois par Véronique, Yersinia, par toutes les mères, toutes les femmes du monde ; le chant enveloppa merveilleusement Lily tandis que, zébrant l’air lumineux, indicible beauté, un couple de colibris passa juste devant la grande fenêtre de la chambre, déjà volant de fleur en fleur, minuscules, immenses, magnifiques, libres, ivres de nectar et d’amour de vie, avides d’Infini. La nuit finit enfin, et de même l’aube, pourtant si belle, si généreuse, et pointa alors le jour, le premier, infiniment limpide, pur, simple, promesse d’éternité, …un jour absolument parfait. Lily apri definitivamente gli occhi, il tempo pulsava, lentamente, oltre il buio brillavano le stelle… e un nuovo geniale orizzonte.
Posted on: Tue, 05 Nov 2013 17:48:59 +0000

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