Dans le Mississippi, les fractures de l’Amérique - TopicsExpress



          

Dans le Mississippi, les fractures de l’Amérique profonde Proche du courant chrétien fondamentaliste, M. Richard (« Rick ») Santorum a triomphé, le 13 mars, lors de la primaire républicaine du Mississippi. Il ne remportera sans doute pas l’investiture de son parti, mais cette victoire, acquise dans l’Etat le plus déshérité du pays, confirme le paradoxe électoral américain : c’est dans les régions pauvres que les conservateurs réalisent leurs meilleurs scores. Soulevés par le vent chaud du Sud, le drapeau de l’Union et la bannière confédérée flottent côte à côte sur le bâtiment de la garde nationale du Mississippi. C’est dans cette institution patriotique « appréciée de tous, contrairement à la police de Jackson », que travaille Mme Lindsey Lemmons, une mère de famille blanche qui se définit comme « plutôt traditionaliste » et déclare faire son jogging le matin « avec un pistolet dans la poche ». Pas vraiment le profil type d’une contestataire anticapitaliste. Pourtant, Mme Lemmons est l’une des figures d’Occuper Jackson, le pendant local d’Occuper Wall Street (OWS). L’automne dernier, aux côtés d’une vingtaine de camarades, elle a campé durant deux mois — par intermittence — à Smith Park, le jardin public de la capitale du Mississippi. C’est d’ailleurs en faisant son jogging dans le quartier qu’elle a découvert l’occupation et décidé de s’y joindre. « Je ne suis pas une gauchiste, contrairement à quelques-uns de mes amis du mouvement, dit-elle. Mais, comme eux, je suis contre la cupidité des banques et des multinationales, contre leur impunité, et contre leur emprise sur la vie politique de ce pays. » Ce point de vue recoupe-t-il vraiment l’état d’esprit des « 99 % » que le mouvement des campeurs anti-Wall Street affirme représenter ? Dans le Mississippi, Etat le plus pauvre des Etats-Unis mais aussi l’un des plus conservateurs, cela ne va pas de soi. Le soir, pour rentrer chez elle après le travail ou les réunions militantes, Mme Lemmons file tout droit entre les champs de stations-service, d’églises évangélistes et de centres commerciaux, sur des routes interminables apparemment conçues pour décamper du centre-ville plutôt que pour s’y rendre. Dans son rétroviseur s’évanouit le Jackson downtown, avec son Capitole et son quartier d’affaires, puis ses rues éventrées et ses maisons délabrées, où un habitant sur quatre vit sous le seuil de pauvreté et où il est plus facile de se procurer de la méthamphétamine bricolée sur un réchaud que de trouver un café ouvert. Dans la partie nord de Farish Street, empruntée il y a cinquante ans par les marches antiségrégationnistes, un seul bâtiment est encore en service : le F. Jones Corner, un club de blues où le son rêche du delta tient jusqu’à l’aube la dragée haute à la désolation. Un terrain de golf signale l’entrée de Brandon, la banlieue résidentielle où habite Mme Lemmons. « Jackson s’est vidée de sa population blanche dans les années qui ont suivi la fin de la ségrégation raciale, raconte-t-elle. Beaucoup se sont installés ici. » Les édiles locaux peuvent remercier le mouvement des droits civiques qui, en 1964, a sonné le glas de la suprématie blanche : celle-ci s’est déplacée chez eux, sous une forme plus prospère. Selon le dernier recensement, la population de Brandon, blanche à 87 %, jouit d’un revenu moyen par habitant presque deux fois plus élevé que celle de Jackson, noire à 81 %. Mais, pour certains, c’est encore trop de mixité. « J’ai des voisins qui se plaignent, parce qu’il y a de plus en plus de Noirs dans le quartier, presque 30 %, explique Mme Lemmons. Ils craignent que ça fasse baisser la valeur des propriétés. » On ne saura pas comment s’y prennent ses voisins pour dénombrer les Noirs qui vivent dans les parages : le quartier excentré d’Evergreen Estates est composé de maisons éparpillées dans les bois. Mais le vieux fond de sauce ségrégationniste est au moins aussi tenace que la crainte du petit investisseur pour son bien immobilier. A en croire un récent sondage, 46 % des électeurs républicains du Mississippi estiment que les mariages inter-raciaux devraient être interdits. « C’est pour une bonne raison que Dieu nous a créés de couleurs différentes, et il convient d’honorer Sa volonté en n’allant pas épouser quelqu’un d’une autre couleur que celle qu’Il a choisie pour nous », argumente une Mississippienne dans un courriel envoyé à l’institut qui a réalisé ce sondage. Comme le démontre la victoire de l’ultraconservateur Richard (« Rick ») Santorum aux primaires républicaines, le 13 mars, la Bible et le fusil forment toujours une combinaison gagnante. Une voisine de Mme Lemmons le confirme à sa façon : républicaine et chrétienne jusqu’au bout des ongles, elle se déclare pourtant favorable à l’avortement, au motif que « ça élimine surtout les pauvres et les Noirs ». « On raconte beaucoup de bêtises sur les esclavagistes » Manifestement, la défaite des esclavagistes lors de la guerre de Sécession n’a toujours pas été digérée un siècle et demi plus tard, puisque près de la moitié des électeurs républicains regrettent la victoire de l’Union. Le Mississippi se distingue à cet égard de ses anciens alliés confédérés, comme la Caroline du Nord et la Géorgie, où l’arrivée plus massive de migrants venus du Nord au cours des dernières décennies a eu pour effet de diluer la nostalgie des temps glorieux. Pour le visiteur non averti, la façon dont l’histoire de l’esclavage est présentée dans les lieux commémoratifs peut être déconcertante. A Vicksburg, petite ville perchée sur les hauteurs du fleuve Mississippi, où la Sécession connut une de ses plus cinglantes défaites, le musée de l’ancienne cour de justice consacre une salle à la mémoire de Jefferson Davis, l’éphémère président des Etats confédérés. S’y affiche en grosses lettres cette déclaration prêtée à un esclave du patriarche : « Chaque homme de couleur dont il était propriétaire l’adorait. » En dessous, un panneau souligne avec pédagogie qu’« il y avait une relation très spéciale entre Jefferson Davis et ses esclaves. Il était non seulement leur maître, mais aussi leur ami ». L’esclavage, une marque de gentillesse ? On pense à cette phrase de Black Boy, l’ouvrage autobiographique dans lequel Richard Wright raconte son enfance misérable dans le Mississippi des années 1920 et sa terreur permanente devant l’homme blanc : « Je savais que tous les Blancs du Sud se prenaient pour des amis des Nègres. » Une discussion s’engage à ce propos avec M. Bill Sanders, un fermier blanc qui a fait faillite avant de se reconvertir en réparateur d’engins agricoles. Durant ses heures creuses, M. Sanders aime bien faire un tour au musée de Vicksburg pour éclairer les touristes ignares. « On raconte beaucoup de bêtises sur les esclavagistes, comme quoi ils étaient brutaux, racistes et tout ça, mais en réalité les Noirs étaient bien mieux traités à l’époque qu’aujourd’hui. Le gîte et le couvert contre du travail, ça vaut mieux que du crack acheté avec les allocs, croyez-moi. » M. Sanders dit gagner 2 300 dollars (1 700 euros) par mois, « des cacahuètes quand tu as des gosses qui rêvent de faire des études, que tu paies 500 dollars de loyer et 500 dollars supplémentaires pour ton assurance-maladie ». Wall Street ? « Des voleurs, tous copains avec Obama. » Pour autant, il n’occupera pas les parcs publics « avec des communistes qui veulent désarmer nos troupes ». M. Sanders n’aime pas trop les républicains « et leurs salades », mais M. Santorum lui plaît assez : « C’est un type digne qui croit en ce qu’il dit. » Le guide bénévole du musée de Vicksburg est à l’image du Mississippi : pauvre, mais acquis aux riches. Le revenu annuel moyen par habitant est le plus faible de tout le pays — 35 000 dollars (environ 26 500 euros), contre 65 000 (environ 49 000 euros) dans le New Hampshire —, mais les électeurs, depuis quarante ans, n’en continuent pas moins de plébisciter le candidat républicain à chaque élection présidentielle. L’« Etat du magnolia » est à ce point considéré comme perdu pour les démocrates de Washington que l’équipe du président Barack Obama l’a rayé de son planning de campagne. Il n’en a pas toujours été ainsi. Durant une grande partie de son histoire, la majorité blanche du Mississippi (qui représente aujourd’hui 60 % de la population, contre 37 % de Noirs) ne vibrait que pour les démocrates, identifiés au « modèle sudiste », par opposition à l’antiesclavagisme des Yankees républicains. Ce n’est qu’à partir de la présidence de Franklin D. Roosevelt — qui, en 1932, remporta 95,98 % des voix dans le Mississippi — et de la jonction opérée dans les Etats du Nord entre électeurs noirs et partisans du New Deal que le Parti démocrate amorça une longue révolution culturelle, concrétisée trente ans plus tard par le soutien de sa direction nationale au mouvement pour les droits civiques. Désavoués, les démocrates du Sud — les « Dixiecrats », comme on les appelait — tentèrent pendant quelques années de préserver leur pré carré ségrégationniste face aux « traîtres » du Nord, avant de se résigner, la mort dans l’âme, à déchirer leur carte et à rejoindre leur ennemi héréditaire. Dorénavant, ce serait donc au Parti républicain de se porter garant de la Southern way of life. Dans le Mississippi, l’élection présidentielle de 1972 consacra cette inversion du rapport de forces avec un raz de marée historique de 78 % des voix en faveur du candidat républicain Richard Nixon. M. Ernest Camel, un jeune militant noir d’Occuper Jackson, balaie d’un geste las le panorama politique local : « Ici, c’est simple : les Blancs votent républicain, les Noirs votent démocrate. Par tradition, pour imiter le voisin, à cause des pubs à la télé ou des prêches à l’église. Comme les Blancs sont deux fois plus nombreux que les Noirs, c’est le Parti républicain qui gagne, sauf à certaines élections locales, comme à Jackson. De toute façon, aux Etats-Unis, le peuple, qu’il soit blanc ou noir, vote rarement pour ceux qui défendent ses intérêts. » M. Camel s’occupe de la maquette du journal interne publié par l’université d’Etat de Jackson, fréquentée presque exclusivement par des étudiants noirs ; un emploi qui lui « permet tout juste de régler [ses] factures ». Le racisme, il dit ne pas trop en souffrir, moins en tout cas que son père lorsque celui-ci était ouvrier dans le Kentucky. M. Camel a des soucis plus urgents. Son père, accidenté du travail, ne perçoit ni indemnités ni allocations, et doit compter sur la solidarité familiale. Le sort n’est pas plus tendre pour sa grand-mère, Margareth, 72 ans. Celle-ci a travaillé toute sa vie pour élever ses huit enfants, et s’est démenée, entre deux petits boulots, pour suivre une formation d’infirmière dans une université baptiste — « à un tarif allégé, précise-t-elle, mais conditionné à l’obligation de suivre aussi des cours de religion. Je n’avais même pas de quoi me payer un seul livre ». En 2005, fuyant l’ouragan Katrina qui venait de saccager sa maison de La Nouvelle-Orléans, elle s’est installée chez des proches à Jackson. En plus de ses maigres bagages, elle a embarqué avec elle le fauteuil roulant mis à sa disposition par Medicare, le programme fédéral destiné aux personnes âgées. Mais, quelques semaines plus tard, un rond-de-cuir décrète, pour des raisons mystérieuses, que Margareth n’a plus droit à son fauteuil. Est-ce parce qu’elle ne dispose pas d’une assurance privée, parfois obligatoire pour qui fait appel à la générosité publique ? Ou qu’elle est encore trop bien lotie, avec sa maison détruite et ses jambes qui se dérobent ? Quoi qu’il en soit, un matin, une équipe envoyée par Medicare vient frapper à la porte de son refuge du Mississippi. « Ils m’ont dit : “Le fauteuil, c’est 6 000 dollars.” Mais je n’ai pas une telle somme. Alors ils sont repartis avec. » Une zone franche délocalisée au sein même du territoire national Depuis, elle a réappris à marcher à petits pas, en grinçant des dents, les deux mains plaquées sur ses hanches fatiguées. Sa maison de La Nouvelle-Orléans n’a pas été reconstruite, mais l’Etat vient de lui en fournir une autre, flambant neuve. Nous l’avons inspectée : les murs portent des traces de moisissures, le détecteur d’incendie pendouille du plafond au bout d’un fil, les prises électriques ont été placées n’importe où, le chauffage s’avère défectueux. Neuve, mais déjà inhabitable. « Bienvenue aux Etats-Unis », soupire M. Camel. M. Quentin Whitwell affiche un visage plus détendu. Fils et petit-fils d’avocats, avocat lui-même, d’allure svelte et élégante, il évoque irrésistiblement un prospectus pour salon de manucure. C’est aussi l’un des espoirs les plus prometteurs du Parti républicain. M. Whitwell est le seul conservateur — et l’un des deux seuls Blancs — à siéger au conseil municipal de Jackson, dominé par les démocrates. Il a fondé une agence de lobbying, Talon Group, qui défend les intérêts de plusieurs grosses compagnies du Mississippi et de Louisiane ; une mission à laquelle sa qualité d’élu local ne doit pas causer trop de tort. Quel remède préconise-t-il contre la pauvreté qui s’acharne sur ses administrés ? « Il faut moins d’Etat et plus de responsabilité. Attirer les entreprises, créer des emplois, faire en sorte que les gens se débarrassent de leur mentalité d’assistés. » Ils devraient suivre son exemple : « J’ai été béni par l’existence, soit, mais mon succès ne m’a pas été donné, je l’ai construit. » En guise de démonstration, M. Whitwell tend à son visiteur un exemplaire dédicacé du roman qu’il vient de publier à compte d’auteur : une œuvre inscrite « dans la tradition littéraire de William Faulkner, de Tennessee Williams et de Richard Wright », annonce modestement le dos de la jaquette. C’est d’ailleurs à Wright que l’on pense encore lorsque l’écrivain du dimanche souligne à toutes fins utiles qu’il a « beaucoup de sympathie pour les Afro-Américains ». Le mantra de M. Whitwell — attirer les entreprises, créer des emplois — a déjà trouvé sa traduction concrète. Ces dernières années, des dizaines de multinationales, comme Toyota ou Rolls Royce, se sont ruées sur le Mississippi. Sur son site Internet, l’agence d’Etat pour le développement vante le « climat très favorable » réservé aux investisseurs, ainsi que la présence d’une « main-d’œuvre qualifiée, nombreuse et non syndiquée ». Ce tapis rouge a séduit le groupe Nissan. Fin 2000, sous l’impulsion de son nouveau président-directeur général Carlos Ghosn, le constructeur japonais allié à Renault a choisi le Mississippi pour implanter son troisième site de production aux Etats-Unis. « Une bénédiction de Dieu », titra le quotidien local, The Clarion-Ledger, à propos des quatre mille emplois créés. Pour Nissan, la miséricorde divine se manifesta sous la forme d’une enveloppe de 363 millions de dollars (275 millions d’euros) versée par l’Etat, d’une longue série de dérogations fiscales et de la mise à disposition de trente-deux hectares de terrain à Canton, à une trentaine de kilomètres au nord de Jackson. Mais l’atout vraiment providentiel du Deep South (Sud profond), c’est, bien sûr, son amour de toujours pour les syndicats. Aussi invraisemblable que cela paraisse, l’Union des travailleurs de l’automobile (United Auto Workers, UAW) ne figure pas dans l’annuaire. Ce syndicat historique, qui comptait un million et demi de membres dans les années 1970, et qui en revendique encore sept cent mille aujourd’hui, aurait-il fait une croix sur l’usine Nissan de Canton ? En fait, c’est plutôt l’inverse. « Me syndiquer ? Vous êtes dingue ! Je me ferais virer dans la minute qui suit », a juste le temps de lancer un ouvrier noir à travers la fenêtre entrouverte de sa voiture, avant de redémarrer en trombe. « Tout le monde a la trouille, confie un autre en faisant le plein à une station d’autoroute proche du site. Si tu te plantes ou que tu dis un truc qui ne leur plaît pas, tu te retrouves à la porte aussitôt. Le travail est très dur, il y a un gros turnover. Sur ma ligne de production, les gars restent rarement longtemps. Moi, ça fait deux ans que je m’accroche. » Son salaire, dit-il, est de 12 dollars (9 euros) de l’heure. C’est environ la moitié de ce que gagnent ses collègues dans les usines de l’Ohio ou du Michigan où l’UAW est présente. « L’UAW, je ne connais pas bien. Tout ce que je sais, c’est qu’ils ne sont pas les bienvenus ici. Pour moi, 12 dollars, c’est mieux que les 8 dollars que je gagnais avant chez Wendy’s : la restauration rapide, ça, c’est vraiment un boulot pourri. Alors, tant que ça dure chez Nissan, je suis content. » La dernière apparition publique de l’UAW dans le Mississippi remonte à février 2005 : une réunion de deux heures dans un hôtel de Jackson pour alerter une poignée d’élus, de pasteurs et de militants associatifs sur l’allergie antisyndicale de M. Ghosn. Il y fut question aussi de l’Etat en tant que destination pour multinationales en quête de main-d’œuvre à bas coût — une sorte de « zone franche délocalisée au sein même du territoire américain », selon l’expression d’un avocat du travail. Mais, depuis, plus rien. Rien de visible, en tout cas. En cherchant bien, on finit tout de même par identifier un représentant officieux de l’UAW. M. Charles Rice assure ne plus avoir « d’activité syndicale réelle », raison pour laquelle il ne souhaite pas s’exprimer à propos de l’usine Nissan. Il consent néanmoins à nous mettre en contact avec un mystérieux camarade qui en sait davantage. Mais, là encore, ce sera peine perdue : « Désolé, je ne parle pas aux journalistes. Trop dangereux. » Il y a un an, il a suffi que l’UAW, depuis son siège de Detroit, à mille cinq cents kilomètres de là, menace de mener campagne contre les constructeurs qui bafouent les droits syndicaux pour qu’aussitôt les milieux d’affaires déballent le goudron et les plumes : « On connaît les exigences insensées de l’UAW, qui envoie au chômage les ouvriers qu’elle prétend représenter. Il est temps que les Mississippiens lui expliquent que nous n’avons aucun besoin d’un syndicat automobile dans notre Etat », a grondé un de leurs porte-parole. « J’ai été affectée à la paroisse la plus réactionnaire du coin, ce qui n’est pas peu dire » On trouve encore, dans les zones les plus conservatrices, des employeurs qui jugent extravagante l’idée même de rémunérer leur personnel. C’est le cas à Vancleave, une petite ville tristement proprette de cinq mille habitants située tout au sud de l’Etat, près de la côte du golfe du Mexique. Ici, neuf habitants sur dix sont blancs et républicains. Mme Sally Bevill est blanche également et, de surcroît, elle officie comme pasteure à l’église méthodiste. Pourtant, elle a voté Obama en 2008 et compte bien faire de même cette année. « Avant, je travaillais à Biloxi, sur la côte. C’était mieux. Mais un jour, en 2005, j’ai ouvert mon église à des sans-logis dont le foyer venait d’être détruit par l’ouragan Katrina. Les gens étaient scandalisés, ma hiérarchie aussi. Pour me punir, elle m’a affectée à Vancleave, la paroisse la plus réactionnaire du coin, ce qui n’est pas peu dire. » Mme Bevill y aggrave son cas en fournissant aide et assistance aux immigrés d’Amérique latine exploités dans les élevages de poulets, la principale ressource agricole du Mississippi depuis le déclin du coton. Sa sympathie pour les Latinos choque ses ouailles, mais certains y voient aussi une occasion de recruter sans payer les frais d’agence. « Un jour, raconte l’excentrique pasteure, un fermier vient me voir pour me demander si je peux lui fournir un couple de Latinos susceptibles de lui servir de domestiques. Il m’assure qu’il est prêt à les loger, et même à les nourrir. » Comme elle l’interroge sur les heures de travail, le fermier hausse les épaules et lui indique qu’il s’agit évidemment d’un travail requérant « beaucoup de disponibilité ». Se pose alors la question du salaire. « Il me regarde avec des yeux ronds : “Le salaire ? Quel salaire ? Je vous ai dit que je leur donnerais le gîte et le couvert, vous voulez que je les paie, en plus ?” C’est ça, la mentalité de beaucoup de gens ici. L’esclavage imprègne encore les esprits. » « Autrefois, on pendait les spéculateurs ; aujourd’hui, on leur verse des bonus ! » Compte tenu de ce contexte, les « 99 % » invoqués par Occuper Jackson sont peut-être à réévaluer. Mme Lemmons, la joggeuse au pistolet de Smith Park, le reconnaît : « Le problème, en dehors du 1 %, c’est les 30 ou 40 % qui s’imaginent qu’ils font partie de ce 1 %. » La composition du réseau auquel elle appartient indique cependant que les déterminismes les plus coriaces peuvent s’éroder très brusquement. M. Ed Yorum, par exemple, a longtemps penché du côté conservateur. Vétéran du Vietnam, il souffre d’une forme rare de leucémie due à son exposition à l’« agent orange ». Mais c’est la crise de 2008 et le sauvetage public des banques qui l’ont « rendu furieux » : « Les spéculateurs, autrefois, on les pendait ; aujourd’hui, on leur verse des bonus ! Je ne veux plus de cette Amérique-là. » Sur la vingtaine de campeurs qui ont tenu huit semaines au milieu d’une ville sans piétons, aucun ne correspondait franchement au profil établi durant les premiers jours par le Clarion-Ledger : « Un camp d’entraînement marxiste. » On y trouvait des prolétaires et des membres des classes moyennes en voie de paupérisation, des Blancs et des Noirs, des jeunes qui accumulent deux ou trois emplois et des personnes âgées qui n’en finissent pas de travailler encore. Aucun n’avait connu d’expérience militante auparavant. Pour autant, une vingtaine d’individus, quand bien même on y ajoute les deux à trois cents sympathisants venus sporadiquement les soutenir, cela ne fait pas 99 % d’une population, celle du Mississippi comptant tout de même trois millions de personnes. Peuvent-ils se targuer au moins d’avoir produit un effet politique tangible ? La question s’est posée en février, lorsque le groupe a fait le siège du conseil municipal de Jackson. Il s’agissait de convaincre les élus de signer une résolution d’OWS réclamant une modification constitutionnelle en vue de limiter l’emprise des milieux d’affaires sur la vie politique américaine. En cause, le jugement de la Cour suprême fédérale de janvier 2010 qui, au nom d’une conception très extensive de la liberté d’expression, autorise les entreprises et les groupes de lobbying à arroser sans restriction les trésors de campagne de leurs candidats favoris. En réaction à cette « légalisation complète de la corruption illimitée », le texte proposé aux élus proclame : « Nous appelons les dirigeants de tous les Etats à amender la Constitution des Etats-Unis afin de déclarer explicitement que les multinationales ne sont pas le peuple, qu’elles n’ont pas les mêmes droits que le peuple et que l’argent ne constitue pas une forme de liberté d’expression. » Les élus sont divisés. Sur les six conseillers démocrates, l’un soutient l’initiative — symbolique — d’OWS ; les autres hésitent : ils ne voient guère l’intérêt pour eux de faire plaisir à une vingtaine de « gauchistes », mais ne veulent pas non plus donner à leurs électeurs l’impression qu’ils défendent les multinationales. A plusieurs reprises, ils renvoient l’examen du texte à la prochaine session. M. Whitwell, l’élu républicain lobbyiste, qui, en octobre, avait qualifié d’« imbécillité » l’occupation de Smith Park, refuse évidemment de s’associer à un texte qui pourrait déplaire à ses clients, et qui néglige en outre de mentionner son génie littéraire. Entre-temps, portée par les groupes locaux d’OWS et, surtout, par l’impopularité de Wall Street, la résolution rebelle fait son chemin aux Etats-Unis. Fin février, le texte a déjà été signé par une centaine de conseils municipaux, notamment ceux de Los Angeles et de New York, de même que par le Sénat du Nouveau-Mexique. Une carte fait son apparition sur la Toile, qui sera bientôt consultée par trois cent mille internautes : les villes et comtés ayant adopté la résolution y apparaissent marqués d’un drapeau vert. Et la carte est formelle : si les drapeaux victorieux se concentrent dans le nord et surtout dans le nord-est du pays, ils brillent par leur absence au sud d’une ligne allant de la Californie à la Caroline du Nord, Floride exceptée. L’opposition entre Yankees et Sudistes paraît décidément insurmontable. Mais le 6 mars, coup de théâtre : le conseil municipal de Jackson approuve la résolution par six voix contre une. Lindsey, Ernest, Derenda et les autres se congratulent : dans le Deep South, un drapeau vert, un seul, a été hissé. Pas encore au-dessus de la garde nationale, mais c’est un premier pas. Adil Nostradamus.
Posted on: Wed, 19 Jun 2013 21:22:02 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015