De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit - TopicsExpress



          

De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit - François OST et Michel van de KERCHOVE Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 2002 Après plus de vingt années d’écriture commune, ponctuée notamment par cinq ouvrages (dont Jalons pour une théorie critique du droit, 1987 ; Le système juridique entre ordre et désordre, 1988 et Le droit ou les paradoxes du jeu, 1992), François Ost et Michel van de Kerchove nous ont offert avec De la pyramide au réseau ? une version actualisée de leur théorie dialectique du droit. Il s’agit d’une œuvre à la fois pointue et particulièrement aisée d’accès, qui permettra à toute personne qui s’intéresse au droit et à sa place dans la société de disposer à la fois d’un panorama très large des différents courants théoriques existants, et d’une grille de lecture féconde et stimulante pour appréhender les transformations du droit contemporain. L’optique générale de l’étude est énoncée d’emblée : « la thèse fondamentale de cet ouvrage est que, de la crise du modèle pyramidal, émerge progressivement un paradigme concurrent, celui du droit en réseau, sans que disparaissent pour autant des résidus importants du premier, ce qui ne manque pas de complexifier encore la situation » (p. 14). Ainsi, une partie importante de l’ouvrage est centrée sur la remise en cause du modèle pyramidal du droit, selon lequel le droit est un ensemble de normes agencées de manière cohérente et hiérarchisée, fondé essentiellement sur la loi et la constitution et, par conséquent, sur les pouvoirs législatif et constituant. Ce modèle subit des « bougés » dont les « juristes, gardiens du temple » (p. 12), n’ont apparemment pas encore pris la mesure. Renvoyant dos-à-dos les deux positions extrêmes qui consistent à se réjouir sans regret de l’abandon du paradigme ancien, ou au contraire de tenter tant bien que mal de le sauver du naufrage, François Ost et Michel van de Kerchove entendent développer une science du droit qui accepte d’affronter ses remises en question en suggérant un nouveau cadre théorique susceptible de traduire le mouvement progressif qui, pour schématiser, va de la pyramide au « réseau ». Ce dernier concept se caractérise par une structure ouverte complexe, composée d’éléments en interconnexion, au sein de laquelle « aucun point n’est privilégié par rapport à un autre ; aucun n’est univoquement subordonné à tel ou tel » (p. 24). La verticalité rassurante de la hiérarchie pyramidale, qui renvoie à la réglementation par le gouvernement étatique, aurait ainsi tendance à s’effacer derrière l’horizontalité complexifiée du réseau, faite d’une régulation et d’une « gouvernance » au sein de laquelle interviennent de nombreux acteurs de la vie sociale, étatiques, para-étatiques ou non-étatiques. Certes, il est difficile d’affirmer d’ores et déjà que l’on a assisté à un véritable « changement de paradigme » : ce serait sous-estimer à la fois l’existence depuis fort longtemps d’éléments caractéristiques du modèle du réseau, et la survivance tenace de certains postulats caractéristiques du modèle hiérarchique. La « pyramide » et le « réseau » ne représentent d’ailleurs que des idéaux-types qui schématisent la réalité, celle-ci ne pouvant être appréhendée que de manière plus complexe, ce qui mènent les auteurs à revendiquer une approche véritablement dialectique : « enseignant la relativité de toute chose (qui est et n’est pas ce qu’elle est) et la processualité de l’être (qui devient ce qu’il est), la dialectique conduit à penser l’interaction des termes habituellement distingués » (p. 37). Bien évidemment, le très bref aperçu qui précède est loin de pouvoir rendre compte pleinement de la richesse et de la subtilité des développements qui composent cet ouvrage de référence. L’un des principaux attraits de ce dernier est d’ailleurs d’ouvrir la discussion avec le lecteur, et de lui permettre ainsi d’aiguiser ou de développer son sens critique. Nous voudrions à cet égard lancer, très modestement, quelques pistes de réflexion dont nous espérons qu’elles montreront toute l’ampleur des problématiques abordées dans l’ouvrage commenté. En premier lieu, on voudrait insister sur la très forte logique interne du raisonnement développé. Cela n’est sans doute pas surprenant de la part de personnalités mondialement reconnues, qui reprennent et complètent ici de surcroît certaines des théories qui ont fait leur renommée. On citera, sans être exhaustif, les thèmes du système juridique, le paradigme du jeu, la théorie des sphères de validité, ou encore les concepts d’interdisciplinarité ou de réseau. Cela n’empêche pas que, comme c’est sans doute inévitable, certaines tensions puissent être mises en relief si l’on compare différents aspects de cette théorie dialectique. Il en est tout particulièrement ainsi lorsqu’on s’interroge sur la part d’explicatif et la part de normatif d’une œuvre aussi complexe. Le concept de réseau est à cet égard emblématique, tant l’on se demande parfois s’il est destiné à refléter la réalité ou à lui servir de modèle au sens commun du terme : si c’est la première branche de l’alternative qui semble être préconisée en introduction (p. 21-22), la seconde affleure régulièrement dans le corps du texte, avec ce qui apparaît souvent comme des dénonciations du modèle de la pyramide et une certaine promotion de celui du réseau (v. par. ex. les parties consacrées aux modes de production du droit, ou encore au pluralisme juridique). On remarquera à ce sujet que les inconvénients de ce dernier modèle ne sont pas développés outre mesure (v. p. ex. p. 31), alors même que son association avec la période historique du Moyen Age est incidemment évoquée (p. 20). La dénonciation de l’idéalisme des théories de l’éthique de la discussion aurait pu être explorée également au sujet de ce modèle du réseau qui, en substituant formellement une logique horizontale et égalitaire à une hiérarchie verticale et centralisée , laisse lui aussi la place à des rapports de force et donc à des phénomènes de domination qui ont tendance à se développer tout au long de la « trame » ou de la « structure ». N’est-on pas, à cet égard, placé devant une forme de dilemme car, si l’on prétend que le réseau caractérise d’ores et déjà la réalité, ou même qu’il tend progressivement à la caractériser, on légitime (en les minimisant voire en les occultant) indirectement les phénomènes de pouvoir qui subsistent tandis que, si l’on prétend que le modèle du réseau est un objectif à atteindre, on intervient directement dans le rapport de forces en favorisant ceux qui combattent le pouvoir de l’Etat. Le véritable problème du modèle du réseau est peut-être ici qu’il suggère (fut-ce implicitement) l’abandon ou à tout le moins l’affaiblissement de la hiérarchie alors que, historiquement, on constate qu’il ne fait souvent que transformer les relations de pouvoir, en effaçant mais aussi en créant de nouvelles formes, politiques et juridiques, de hiérarchie. Les théories du « pluralisme juridique » n’offrent à ce sujet qu’un exemple parmi d’autres ; la remise en cause de la hiérarchie politique étatique est inséparable de la défense d’autres types de hiérarchie dont les ordres normatifs prétendant à la juridicité ne sont que le reflet, qu’il s’agisse de l’Eglise, d’ordres juridiques sportifs, de la lex mercatoria ou encore d’ordres interétatiques comme l’U.E., l’O.M.C., voire l’ONU. En deuxième lieu, on remarquera le souci constant manifesté par François Ost et Michel van de Kerchove de fonder leurs réflexions sur la réalité juridique. On connaît toute l’importance qu’ils accordaient au « point de vue interne des juristes » et, fort logiquement, ce souci épistémologique se traduit sur le plan méthodologique par une prise en compte constante des sources primaires relatives aux domaines abordés. Cette perspective a évidemment des avantages décisifs, dans la mesure où elle se démarque de certains écrits dont le caractère théorique se traduit par une certaine ignorance des réalités du terrain. Mais elle présente aussi certains inconvénients inévitables. D’abord, on se demande quels sont exactement les ordres juridiques positifs qui constituent le cadre de référence matériel d’un ouvrage aussi large : si, comme tel semble être le cas, il ne s’agit que de systèmes juridiques occidentaux, il aurait peut-être été opportun de le préciser, voire d’identifier ceux qui avaient fait l’objet de recherches spécifiques. Ensuite, et c’est sans doute le problème le plus délicat, il apparaît en tout état de cause particulièrement ambitieux de prétendre pouvoir couvrir une réalité aussi large, non seulement en termes géographiques, mais aussi sur le plan des domaines juridiques. Est-il réellement possible d’appréhender avec la même précision, et surtout avec les mêmes résultats en termes de représentativité, des matériaux qui relèvent du droit pénal, du droit constitutionnel, du droit commercial ou du droit international, même aux fins d’une illustration de la théorie préconisée? On constatera en tout cas que, dans certains domaines (comme le droit pénal), les références aux sources directes abondent alors que, dans d’autres (comme le droit international), les deux auteurs se réfèrent plutôt à des études doctrinales d’ordre général. Il en découle parfois certaines affirmations qui, à tout le moins à première vue, apparaissent quelque peu surprenantes. On lit ainsi que l’Union européenne serait un « sous-ensemble d’une entité plus vaste formée par l’ordre juridique du Conseil de l’Europe » et que, par ailleurs, du Conseil de l’Europe lui-même aurait procédé « un nouvel ordre juridique distinct, basé sur la Convention européenne des droits de l’homme » (pp. 65-66). Cette vision des choses mériterait indéniablement davantage de motivation, car elle ne repose, a priori, ni sur les textes des institutions concernées, ni sur le discours des juridictions compétentes ou des juristes spécialisés dans ces questions. De même, l’affirmation selon laquelle le principe de précaution serait « dépourvu de force contraignante en droit international » (p. 149) est peut-être quelque peu péremptoire, alors même que ce principe est reconnu dans certains instruments conventionnels internationaux et assimilé à une règle coutumière en émergence (y compris, même si indirectement, par la Cour internationale de Justice, C.I.J.). Il en va de même de la vision de l’Assemblée générale de l’ONU qui serait cantonnée dans l’ « énonciation d’un droit déclaratoire » (alors que la C.I.J. a utilisé ces résolutions pour interpréter des règles de droit aussi fondamentales que l’interdiction de l’agression ou le droit international humanitaire), ou de la Cour internationale de Justice elle-même, qui serait incapable de « s’arracher aux pesanteurs du droit international classique » (p. 164), ce qui apparaît quelque peu surprenant au regard des éléments qui viennent d’être rappelés, ou encore de l’assimilation du passage du GATT (qui énonçait déjà des obligations internationales dont l’exécution était confiée à la surveillance d’organes de règlement des différends) à l’O.M.C., à celui de la soft law à un système « nettement plus juridique » (p. 170). Les auteurs semblent ainsi curieusement défendre une conception particulièrement conservatrice du droit international, allant jusqu’à citer Hebert Hart (qui s’exprime en … 1961) pour se demander si cet ordre juridique dispose « d’ores et déjà d’une règle de reconnaissance à peu près stabilisée » (p. 360) alors que l’existence de règles secondaires en droit international n’est plus guère contestée aujourd’hui, en particulier depuis le début des travaux de codification entamés par la Commission du droit international et qui ont mené à l’établissement d’un régime général sur la responsabilité internationale. Ces exemples ne remettent pas en tant que tels en cause la thèse défendue dans l’ouvrage, même s’ils tendent à relativiser la nouveauté ou l’originalité de certains phénomènes présentés comme tels (en ce sens également, on ne peut manquer de relever que la possibilité d’écarter la loi d’un Etat comme contraire au droit international existe depuis le XIXème siècle, et n’a donc pas été inaugurée par les cours de Strasbourg ou de Luxembourg, comme cela semble ressortir de la lecture de la p. 102). Ils montrent seulement toute la difficulté d’appréhender des domaines matériels aussi vastes sans que certaines conclusions puissent prêter à la contestation. A la limite, chacun des exemples contenus dans l’ouvrage peut évidemment donner lieu à la discussion, et chaque spécialiste d’un domaine du droit pourra offrir des exemples qui confirmeraient, infirmeraient ou nuanceraient la thèse défendue dans l’ouvrage ; encore une fois, le principal mérite de ce dernier est précisément d’ouvrir au débat et d’amener à la réflexion des théoriciens mais aussi des praticiens en provenance d’horizons très différents. On aimerait à ce sujet terminer en soulignant l’intérêt d’un clivage qui apparaît en filigrane dans toute l’œuvre de François Ost et Michel van de Kerchove , c’est celui qui oppose le discours juridique, dans lequel le modèle de la pyramide reste très présent, de la « réalité », qui peut beaucoup plus aisément être interprétée comme allant dans le sens du réseau. Les deux auteurs soulignent ainsi que le positivisme formaliste reste « la pensée juridique encore dominante aujourd’hui dans le sens commun des juristes » (p. 11) ou, plus largement encore, que la conception pyramidale « a traditionnellement dominé —et domine souvent encore— la pensée juridique dans ses formes d’expression les plus diverses » (p. 44) Toute leur entreprise peut donc être interprétée comme une tentative de dépassement de ce discours dominant, tentative réalisée sur la base non seulement de réflexions théoriques mais aussi, comme nous l’avons vu, d’une analyse de la réalité juridique « réellement existante ». La question qui se pose alors est la suivante : comment expliquer ce décalage entre discours et réalité juridiques ? Doit-on simplement considérer que les « gardiens du temple » n’ont tout simplement pris conscience de l’ampleur de l’évolution ? La piste s’avère certainement insuffisante, tant il est évident que, dans bien des cas, le praticien utilise formellement un discours positiviste traditionnel en ayant parfaitement conscience que celui-ci ne peut prétendre refléter la réalité. Une simple lecture d’un arrêt de la Cour d’arbitrage, par lequel la Cour évalue manifestement en opportunité mais prétend ne faire qu’interpréter la constitution sans pouvoir se substituer au législateur, le démontre à suffisance. On peut dès lors poser l’hypothèse que le maintien d’un discours positiviste pyramidal remplit une fonction particulière de légitimation que l’on peut mettre en relation avec le modèle du droit formel et rationnel développé au siècle dernier par Max Weber. Pour être perçu comme légitime, le droit (et donc — à tout le moins en partie — le commandement du pouvoir) doit se présenter comme un système cohérent dont l’application est prévisible et la même pour tous, ce qui exclut une interprétation différenciée en fonction de la subjectivité de tel ou tel interprète. En l’absence de théorie alternative de la légitimité (v. en particulier le maintien du problème de la légitimité du juge, qui reste essentiellement « juridique », p. 63), l’Etat (et le système juridique qui l’accompagne) reste fondé sur le schéma traditionnel de la volonté générale incarnée par le législateur et, par conséquent, de la réduction du rôle du juge à la bouche de la loi. Celui-ci est donc contraint à motiver sa décision selon un schéma classique auquel il ne croit plus (en tout cas sur le plan de leur caractère techniquement opérationnel) mais aussi auquel il adhère, ou est contraint d’adhérer (en tant que modèle normatif de référence). En ce sens, l’image forte de la « pyramide » ne semble pas prête de s’estomper au profit de celle d’un réseau aux contours encore difficilement perceptibles. Une version longue de ce compte-rendu a été publiée dans la revue Pyramides, 2002, pp. 239-250 dev.ulb.ac.be/droitpublic/index.php?id=56&tx_ttnews%5Btt_news%5D=83&cHash=5657d7df49 ____________________ Droit : de la pyramide au réseau ? Une introduction dhdi.free.fr/recherches/theoriedroit/articles/ostvdkintropyr.pdf ______________________ De la pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit M. van de Kerchove , F. Ost Revue internationale de droit comparé Année 2003 Volume 55 Numéro 3 pp. 730-742 persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ridc_0035-3337_2003_num_55_3_18997
Posted on: Sun, 20 Oct 2013 17:40:29 +0000

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