Etat de droit, état du droit et Exigence démocratique en - TopicsExpress



          

Etat de droit, état du droit et Exigence démocratique en Haïti (L’Etat de droit, une logique manquée) Par Milcar Jeff Dorcé « Lajistis pa pou abitan » «C’est d’abord à l’injustice que nous sommes sensibles » (P. Ricœur) Considérer comme un acte fortuit l’emigration inexorable de l’Etat de droit vers le terroir haitien peut s’avérer perilleux. Celui-là - précisons-le - est le fruit d’un lent processus historique et complexe de développement de certaines sociétés occidentales hantées par une conception bien spécifique de l’individu dans la si vaste entreprise de l’aménagement des rapports sociaux. Et comme tel, ses origines sont liées à un ensemble de mécanismes qui paraissent, au prime abord, difficilement saisissables sous l’angle pur de la pensée formelle et « superficialiste », alors qu’ils sont plus que nécessaires pour saisir, décortiquer et dévoiler les mystères du discours de l’Etat de droit. Longtemps confiné dans le conservatoire des juristes dogmatiques, pétris – pour la plupart – de positivisme, ce dernier n’a été vu et abordé que d’un point de vue coincé, disons technico-mécanique. Ce faisant, toujours a-t-il été que sa part d’ « idéologité » était dissimulée sous couvert d’une légalité- fondement régulateur des liens sociaux, mais quelque part réductionniste et « étroitiste ». Toutefois, appréhendé dans une perspective plutôt critique et située, l’Etat de droit se trouve lié à un ensemble d’idées, de représentations et de valeurs insérées dans un type de « terreau » où il serait un outil de combat politique au service de l’impérialisme occidental. Vieux instrument, autrefois, des juristes (pour certains, combien naïfs), le Rechtstaat, perçu comme un mode d’organisation de l’Etat où s’exprime l’impérieuse nécessité de la soumission de l’Etat au droit, deviendrait, aujourd’hui, par une espèce de mutation difficilement appropriable, une arme idéologique. Cela, par le fait même de son insertion dans la logique des libertés individuelles, arguant une exigence démocratique planétaire. Importée dans toutes ses « composantes vertueuses » en Haïti, la rhétorique combien emblématique de l’Etat de droit semble avoir de quoi à elle seule enflammer l’imagination. Nos illustres représentants parlementaires, ministres et chef d’Etat ne cessent d’honorer ce « discours-succès » de la « modernité » trop humaine. Les beaux parleurs des medias ne manquent d’en faire l’éloge. Et pourtant, la réception du dogme « réfléchi » de l’Etat de droit et sa forte présence dans les sphères politique et doctrinale en Haïti, n’a fait que témoigner du refus d’élaborer un droit haïtien sui generis capable d’articuler dans une parfaite jonction les intérêts des groupes sociaux divers. À cet effet, l’intégration de la théorie de l’Etat de droit dans l’ordre juridique en Haïti a, nous parait-il, renforcé la logique excluante qui fonde l’ordre social. Ainsi, se sont montrées vives et énormes en Haïti les tensions entre le discours de l’Etat de droit face à l’état du « droit », le droit étant vu ici dans son ambivalence et dans sa portée hétérogène, de surcroit socio-culturellement complexe. Ces considérations sont nécessaires pour penser les tentatives de transplantation, en terre haïtienne, d’un Etat de droit démocratique, ses limites et les ouvertures possibles d’un vécu démocratique situé. I.- L’Etat de droit et l’état du « droit » en Haïti : Contradictions et effets Les limites, en général, de quelques approches (disons la majorité) faites sur l’Etat de droit en Haïti résideraient dans l’ignorance de l’ambivalence et de l’hétérogénéité normative qui caractérisent le phénomène « droit ». Enfermées dans un schéma un peu trop institutionnaliste, ces approches nient les contradictions sociales et culturelles de fond sur lesquels s’érigent les murs de l’édifice juridique. En quelque sorte, l’état du « droit » en Haïti n’a pas été suffisamment pensé. D’où cette nécessité nouvelle de penser l’impensé du/dans le droit, et celui de son articulation aux nouvelles exigences de l’Etat de droit. En fait, nous entendons par état du « droit » en Haïti la situation d’hétérogénéité et de diversités multiples des ordres de régulation juridique et la nature des rapports entretenus par ces ordres tous divers dans l’ordre social haïtien. En effet, l’étude de ces rapports dans l’appréhension des effets du discours de l’Etat de droit n’a jamais été prise en compte. Alors que la réception de l’Etat de droit vient renforcer les assises inégalitaires de l’ordre juridique positif en Haïti par le fait de reléguer au rang de pratiques minoritaires les expressions coutumières si diverses dans l’ordre social, les intellectuels - pour la plupart- et des hommes politiques de tout acabit tendent à croire que cette « nouvelle tendance » (Etat de droit) est apte à réaliser le « bonheur commun ». La rhétorique de l’Etat de droit a élargi l’ombre des exclus : au lieu de chercher à répondre aux exigences de l’ « ordre juridique informel » , la logique de l’Etat de droit tend à rejoindre les assises de l’ordre juridique positif déjà établies, et de là s’érige en véritable opposant du peuple qui – c’est un fait – ignore l’essentiel du positivisme juridique. Ce renforcement du long règne de la légalité préférentielle ne fait que montrer à clair la fonction d’occultation idéologique de l’instrument juridique, et l’échec de l’Etat de droit importé. Mais, nous ne pourrons aucunement saisir cet échec sans voir les mécanismes d’exclusion qui ont accompagné l’institutionnalisation de la théorie, notamment dans les pays occidentaux. La fonction d’exclusion qu’occupe, de nos jours, l’Etat de droit dans certaines sociétés n’est pas sans rapport à la lente maturation politique qui a facilité l’émergence de la notion. En effet, la doctrine de l’Etat de droit qui fait corps avec l’idée que toute organisation sociale doit se soumettre à la logique d’un ordre constitutionnel, définissant le champ d’action de l’Etat, trouve son fondement dans le principe de l’unité qui a marqué l’évolution de la pensée occidentale dite moderne. L’idée postulée est que : « l’unité nationale ne peut être fondée que sur une unité de juridiction » . Ce postulat exhibe clairement le principe de l’un, qui sous-tend la politique en Occident. Ce faisant, l’ensemble pourtant divers et complexe des ordres normatifs se trouvent éclatés au profit d’un « droit unique », ce qui montre bien la base « excluante » qui fonde le monisme juridique. En affirmant/imposant la modernité sous couvert de principes légaux, on ne fait qu’affirmer le « non-droit » des autres droits. Ce « préjugé » qui anime la pensée philosophico-politique moderne, fondement de la théorie de l’Etat de droit, en plus de nier certaines formes juridiques du terroir local de naissance, tend à classer l’idée du « droit » occidental en position supérieure par rapport aux formes d’expression juridique non-occidentales. De là se pose clairement la question de la censure des « altérités épistémiques » . Haïti, espace-temps social doté d’une épistémè singulière en rapport à la logique du « tout monde », s’est laissé pourtant influencée tout au cours de son histoire par le mode épistémique « monotopique » . Cette influence est traduite dans l’attitude de l’Etat post-indépendance en Haïti qui, dans le but de choisir son idéal de projet de société, avait fondamentalement emprunté les caractéristiques de l’Etat moderne pour assurer l’organisation sociale et politique de la nouvelle nation. Du coup, c’était le prolongement du processus d’exclusion mis à l’œuvre depuis des siècles en Occident. Refusant de s’identifier à ce modèle étatique importé, la masse des travailleurs haitiens, imprégnés notamment de valeurs africaines déterritorialisées et re-territorialisées, du moins reconfigurées suivant le contexte injuste de l’espace colonial Dominguois, vont fuir l’ordre juridico-étatique pour instaurer leur propre modèle d’organisation de l’espace. D’où découle une logique juridique particulière, disons mieux singulière au sens où G. Barthelemy l’entend. Tout compte fait, l’ordre coutumier haïtien, dont les origines profondes sont enracinées dans les pratiques de résistance face au système colonial moderne, témoigne, par son existence même, des difficultés réelles de la transplantation d’une espèce de modernité (dont l’Etat de droit est le fils légitime). En d’autres termes, toute tentative d’instaurer l’Etat de droit en Haïti, entendu comme vecteur démocratique, est vouée à l’échec dans la mesure où sa nature idéologique contraste avec l’idée d’un singulier mode d’être socio-juridique découlant du « pays réel » haïtien. Or, l’Etat en Haïti – en instituant ses assises par les fondements politiques et juridiques de la modernité (dans tous ses aspects manquants), instaure une néo-organisation de l’ordre colonialiste et proclame le non-droit des travailleurs haitiens à l’Etat de droit. De là, un dualisme Peuple/Etat ou Société/Etat. Situation de non-négociation. Dialogue de sourds. Double détournement. Jeu de regards entre aveugles. Difficile construction de l’exigence démocratique. II.- L’Exigence démocratique en Haïti : Entre normes et faits Dans l’Haïti d’aujourd’hui, la société est vécue comme « excluante », toujours favorable à une petite minorité au sommet de la hiérarchie sociale et indifférente aux plus démunis. Cette situation concrète d’injustice a depuis longtemps servi d’assise à l’institution de la Justice en Haïti. Toutefois, face à ce chaotique état des choses l’exigence démocratique ne cesse d’être affirmée : textes de loi, proclamations et promesses de l’exécutif, journaux, medias… Les appareils et mécanismes qui transmettent cette exigence sont nombreux. Mais de quoi s’agit-il au juste ? Quelle articulation possible avec l’idée de l’Etat de droit ? La fin du XXe siècle a assisté à la consistance du droit, au point qu’une démocratie sans Etat de droit parait impensable. En ce sens, la garantie des droits de l’homme et du citoyen devient la condition majeure d’une démocratie sociale. Aucun paradigme social de la démocratie ne serait possible que dans un Etat de droit. Ainsi, le retour en force de l’expression des libertés individuelles semble traduire un nouveau type de rapport citoyen/Etat. C’est en ce sens que Blandine Barret-Kriegel pense que l’on retrouve « le problème de l’Etat de droit au cœur même de la problématique démocratique » . Mais en réalité, cette nouvelle conception de l’organisation sociale émerge dans un contexte tout particulier : la chute des régimes totalitaires, et la mise à mort de l’Etat-providence. Et donc, le libéralisme de l’Occident, ayant le vent en pourpre, tend à refaire surface voire s’imposer/s’implanter à l’échelle planétaire. Alors, nous sommes amené à déduire ce qui suit : si l’Etat de droit traduit un idéal démocratique, ce n’est qu’une démocratie limitée dans la perspective libérale. Aussi nous rejoignons la position de Chevallier, à savoir que l’Etat de droit n’est pas l’Etat de n’importe quel droit, mais d’un droit qui sous-tend un ensemble de principes et de valeurs de tendance libérale. Principe fondamental de l’Etat de droit, la hiérarchie des normes serait en fait l’enveloppe d’une substantialité : certaines valeurs petites bourgeoises pour reprendre C. Schmitt. Tel est l’idéal démocratique que l’Occident tend à diffuser en guise de nouvelle exigence au pays du Sud. Cette démocratie-fétiche, reprise par l’institution étatique en Haïti, n’est, en réalité, qu’un fragile obstacle à la construction démocratique, entreprise par les travailleurs haitiens depuis deux siècles et plus. La démocratie-fétiche est traduite en Haïti sous le couvert d’une injustice formalisée ou légitimée par l’ordre politique. C’est alors que s’impose une légalité inégalitaire, toujours au profit d’une minorité. Il est donc un fait avéré que le non-droit des paysans à la citoyenneté a toujours demeuré un obstacle à la construction démocratique. D’où l’apophtegme créole « Lajistis pa pou abitan », qui comporte selon nous un double sens : 1.) l’institution de la justice s’inscrit en opposition des intérêts des masses paysannes, d’où la logique de l’exclusion ; 2.) l’exigence d’un nouvel ordre de justice capable de recueillir les revendications sociales de toutes sortes. N’est ce pas donc que le non-droit des paysans à une participation politique réelle obstrue toute entreprise démocratique haïtienne ? N’est ce pas aussi que leurs revendications sont étouffées par le soubassement inégalitaire de l’Etat de droit, importé en Haïti ? La nature idéologique du dispositif juridique dominant s’oppose à la logique populaire, et empêche toute tentative de construction d’un espace public (Habermas) de type moral-pratique qui impliquerait concrètement une notion radicale de la démocratie participative. Accorder la possibilité de participation à tous les groupes exclus présuppose que tout un chacun ait le droit de participer et soit libre d’exprimer sa pensée. À cet effet, le « tout moun se moun » de l’haïtien remet en cause l’égalité conçue par les révolutionnaires libéraux, et exprime une conception de l’égalité et de la liberté pleine et entière. La démocratie qu’il faut à Haïti doit traduire l’expression du monde vécu des sujets-participants. L’espace public, ainsi compris, est la base d’une éthique concrète et substantielle, ou d’une sorte de moralité sociale capable de limiter voire d’éliminer le jeu d’exclusion dans les rapports sociaux. À la question de savoir si l’Etat de droit peut permettre la réalisation d’une exigence démocratique en Haïti, nous arrivons à répondre par une question : quelle démocratie ? En fait, la logique économique de l’Etat de droit permet l’ouverture des frontières du marché par une désactivation de l’Etat dans les pays du Sud. Or, ce phénomène n’a fait qu’accroitre les disparités entre pays et au sein d’un même pays. Par exemple : à comparer les PNB par habitant de Haïti et d’Argentine, on peut constater clairement l’état des disparités entre ces pays, les écarts allant de 1 pour Haïti à 8,5 pour l’Argentine (CEPAL). En termes clair, la logique de l’Etat de droit démocratique ne fait qu’assurer l’occultation de la situation économique concrète. Pour finir, disons que la nouvelle exigence démocratique pour Haïti doit être pensée par le sujet social haïtien. Pour cela, il faut une re-considération de la configuration socio-économique pré-établie, laquelle considération nouvelle permettra surement de prendre en compte les droits fondamentaux. Ces derniers ne pourront plus être soumis aux aléas du pouvoir et aux humeurs du juge, car c’est dans l’espace public, lieu de raison, de discussion, de démocratie réelle, qu’ils devront s’élaborer et s’adapter. Cette nouvelle perspective comporte un double intérêt, disons une double exigence. Elle invite, d’une part, à remettre en cause le « substrat » démocratique importé, et la logique de l’Etat de droit qui lui est corollaire ; et d’autre part, elle offre une nouvelle piste pour repenser l’organisation sociale haïtienne à partir des réalités sociales et des matériaux qui, déjà, y sont disponibles tels que l’histoire, l’économie, la culture, les valeurs et les institutions. Toutefois, c’en est loin d’être facile de procéder à la réalisation de cette entreprise. Importe t-il alors de savoir comment (par quels moyens et mécanismes) pourra t-on parvenir à instituer cette nouvelle logique de droit démocratique apte à saisir les revendications multiples, les intérêts des mouvements sociaux si divers et hétérogènes, et cela dans le sens de la justice et de l’éthique.
Posted on: Fri, 09 Aug 2013 12:53:40 +0000

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