Faut-il parier sur l’intelligence du lecteur Pierre - TopicsExpress



          

Faut-il parier sur l’intelligence du lecteur Pierre Assouline Mais oui, c’est possible : des traducteurs peuvent se réunir trois jours durant sans qu’il soit question de l’éternel dilemme « Fidélité ou trahison « , ou de « L’intraductibilité de la poésie », et sans que s’affrontent « ciblistes » et « sourcistes ». Ca change ! C’était ce week-end au Moulin de la Tuilerie à Gif-sur-Yvette (Essonne), la première édition du Festival VO-VF organisé par des libraires, Sylvie Melchiori (La Vagabonde à Versailles), Hélène Pourquié et Pierre Morize (Liragif à Gif-sur-Yvette), avec une équipe de bénévoles constituée de leurs plus fidèles clients. Songez qu’à la table commune, parmi ceux qui avaient mis la main à la pâte, c’est le cas de le dire, un astrophysicien avait roulé la semoule du couscous du dîner samedi, ce qui ne fut certainement pas étranger à sa légèreté aérienne. Trois jours durant, si des traducteurs étaient bien à la tribune, ils étaient minoritaires dans le public constitué pour l’essentiel d’amateurs de littérature étrangère. A glaner des échanges d’un débat à l’autre des préoccupations communes surgissaient autour de quelques thèmes. Faut-il parier sur l’intelligence du lecteur ? Si c’est un problème pour l’auteur, ca l’est plus encore pour un traducteur. Alors vous imaginez si les deux se superposent. Un double pari. L’américaniste Claro avait déjà donné le ton la veille sur son blog Le Clavier cannibale par un billet consacré à l’angoisse du traducteur au moment de la note en bas de page : la mettre ou pas ? Il esquissait la remarque à propos d’un roman turc où sa consoeur se demandait s’il fallait traduire simit par une note indiquant qu’il s’agit d’un petit pain en couronne couvert de graines de sésame, ou s’abstenir et faire confiance à sa compétence ? Dès lors qu’il ne s’agit pas d’un hapax, et que le contexte peut à plusieurs reprises l’expliquer, pourquoi pas ? Johan-Frédérik El-Guedj, fut confronté à un problème semblable en traduisant de l’anglais Le seigneur de Bombay écrit en hindi par Vikram Chandra qui truffa sa langue d’argot pendjabi. Perplexe, le traducteur, qui n’hésita pas à trouver des mots que les Indiens souvent ignorent, usa alternativement de deux solutions : soit glisser une rapide périphrase au sein de la phrase, soit ne pas traduire et laisser le mot original en italiques : « Grâce à sa récurrence, le lecteur finit par le comprendre. Il faut parier sur son intelligence ». On peut en tout cas parier sur celle du traducteur qui, pour s’approprier le lexique argotique indien, s’est inspiré du lexique de cooptation mafieuse des films de Martin Scorcese, car les logiques claniques y sont les mêmes. A noter que rien ne vieillit comme l’argot, tous les traducteurs présents en convinrent ; c’est même ce qui date très vite un texte, lequel vieillit mal à cause de cette concession à l’air du temps. Cela dit, bien malin sera le lecteur qui décèlera dans trois chapitres du Seigneur de Bombay des références cryptées au Bruit et la fureur de Faulkner… Le problème du titre. Les traducteurs font souvent des propositions tout en sachant qu’elles ne seront guère prises en compte. Ainsi peut-on regretter que Le seigneur de Bombay, titre choisi par l’éditeur Robert Laffont pour des raisons commerciales, ne rende pas compte du caractère sacré du titre original Sacred Games. Dans un tel cas, lorsque le traducteur entretient une relation privilégiée de longue date avec un auteur, il doit être assez vicieux pour le prévenir du mauvais coup qui se trame contre lui, afin que celui-ci réagisse en envoyant son agent au front avec menace de procès. Annie Montaut fut confrontée à un autre type de problème en traduisant un roman de Krishna Baldev Vaïd. L’auteur, francophile mais pas francophone, souhaitait que le titre ait « une double dimension prousto-célinienne » par admiration pour ces écrivains. Bigre ! Traduit mot à mot de l’hindi, cela donnait « Temps passé ». Ce sera donc au final Requiem pour un autre temps, solution qui ne convenait guère à la traductrice mais qui avait l’immense mérite de faire résonner A la recherche du temps perdu et Féérie pour une autre fois… Il arrive même que le choix du titre fasse vaciller une maison. Encore faut-il que l’auteur en question soit suffisamment grand pour susciter un tel émoi. Le cas de Philip Roth chez Gallimard. Josée Kamoun souhaitait que The Humain Stain devienne « La souillure humaine ». Aussitôt Philippe Sollers monta au créneau et menaça de démissionner si un scandale pareil devenait advenir. Après moultes discussions, on glissa vers « La tache humaine » avant d’arriver à La Tache. De toutes façons, il y avait de l’eau dans le gaz avec Roth depuis que des « conseillers » américains et français, certainement désintéressés, l’avaient encouragé à faire relire désormais la version française de ses romans avant impression. Ce qu’il fit. Josée Kamoun, qui a traduit sept de ses livres, dut s’y plier. Lorsqu’il revint vers elle et qu’il lui demanda pourquoi elle avait traduit par exemple au début d’un paragraphe « Everybody knows… » par« De notoriété publique… », elle ne se vit pas expliquer que, s’agissant d’une lettre de dénonciation à l’origine de l’histoire, cela s’y prêtait mieux. Lorsqu’une véritable complicité s’instaure entre l’auteur et le traducteur, ils peuvent faire des merveilles. Le cas de Mario Vargas Llosa avec Albert Bensoussan qui retraduit et révise actuellement toute son œuvre avec une équipe pour les deux volumes de la Pléiade à paraître en 2016. Après avoir expliqué que son activité se résumait à un double exercice de mâchonnement et de déglutition, celui-ci raconta avec force détails colorés comment en mâchonnant de concert à haute voix avec son ami Mario ils finirent par sortir du brouillard et aboutirent à La Tante Julia et le scribouillard pour La tía Julia y el escribidor. De toutes façons, comme l’a fait remarquer Claro, il ne faut pas sacraliser le titre original : « Si on ne peut rien en faire, alors il faut passer outre ». Ne jamais oublier que le traducteur ne rend pas un lexique, une syntaxe, un vocabulaire mais une voix. L’important, comme l’a souligné Josée Kamoun, c’est que cela produise le même effet. S’il est vrai que, par définition, pas un mot de ces livres étrangers publiés en français n’est de l’auteur et que tous sont du traducteur, celui-ci a pour vocation de recréer la magie du texte d’origine. C’est un interprète, un instrumentiste sans chef d’orchestre, mais avant tout un soliste. Anne-Marie Tatsis-Botton, qui a traduit du russe Mes Treize oncles de Vladislas Otrochenko, voit à juste raison une manière d’oulipien en tout traducteur de prose poétique : « On se donne des contraintes : rythme, césure, respiration. Il leur faut rester dans le souffle, suivre les sinuosités de la phrase et épouser le dessin rythmique ». Sentiment aussitôt confirmé par Sophie Benech, traductrice de La Fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch : « Si les gens s’expriment bien dans ce roman, tous ou presque, c’est parce que c’est le cas en Russie dans la vie de tous les jours. Ce n’est pas une correction de traductrice ». Claro quant à lui, confia que, lorsqu’on lui confia le manuscrit de Fury, écrit par Salman Rushdie lors de son exil à Manhattan, c’était si imprégné de son environnement, si truffé d’idiome local, qu’il fut tenté de préciser sur la page de garde « traduit du new-yorkais par Claro » La question des retraductions. Les traductions vieillissent, car la langue évolue. Cela se niche parfois dans des détails si gros qu’ils sont invisibles à l’œil nu. Ainsi Bernard Kreiss se plut-il à rappeler que sur les couvertures des traductions de françaises de Dostoïevski, son prénom Féodor est passé à Théodore, puis à Fédor, et désormais à Fiodor. De même, il fut un temps, lointain il est vrai, où l’on traduisait tout : l’isba devenait une chaumière, et la vodka de l’eau-de-vie… Avec Shakespeare, c’est du lourd, comme ne dirait certainement pas Jacques Darras qui éblouit son public en communiquant sa passion pour les Sonnets : « Rien n’est difficile à traduire chez cet auteur comme ses Sonnets » convint-il avant de citer la légion valeureuse qui s’y frotta, de François Victor Hugo, Pierre-Jean Jouve, Henri Thomas, Armel Guerne, Yves Bonnefoy, William Cliff, Jean Malaplat, Frédéric Boyer, Jean-François Peyré jusqu’à lui-même tout récemment pour le Mercure de France. Il fit d’ailleurs partager son rêve d’une édition desSonnets où (presque) tous seraient convoqués pour leur rendre justice, c’est à dire « rendre la qualité sonore et sonnante du sonnet, car Shakespeare, c’est du Mozart. Une petite musique de nuit ! il y a beaucoup de nocturne avec un fort sentiment de décomposition qui frôle l’univers des Vanités. C’est d’une subtilité et d’une finesse étonnantes. Ne jamais oublier que le sonnet est la forme aristocratique de la poésie ». Il faudrait se consacrer à le retraduction des grands œuvres tous les vingt ans, à chaque génération. Jacques Darras convient d’ailleurs que s’il s’y remettait dans vingt ans, sa version serait encore différente : « Le sonnet 71 est le plus difficile et le plus célèbre de tous (il y en a 154). Le poème est presque en monosyllabe. J’envisage de retraduire le premier vers jusqu’à la fin de mes jours. Sur sa tombe à Stafford, il a fait inscrire : « Ne dérangez pas ma poussière ». Alors on se fiche bien de savoir qui il était, et celui qui se cachait peut-être sous ce nom. L’important, qui doit sauter aux yeux de n’importe quel angliciste, c’est la parfaite unité, la totale cohésion de l’œuvre. Je défends le vers de manière offensive car je défends la poésie au moment où on la galvaude en disant, comme Philippe Sollers, que le roman est aujourd’hui le lieu où vit la poésie. » Il fut souvent dit au cours des débats que, si la France était effectivement le pays où l’on traduisait le plus de littérature étrangère, c’était surtout le cas pour les auteurs contemporains, mais bien moins pour les classiques. Ce que la germaniste Nicole Bary déplora. Des explications furent avancées. Non pour les littératures anglaise et surtout américaine, qui tiennent chez nous le haut du pavé tant la télévision, le cinéma, la publicité nous ont familiarisé ad nauseam avec l’univers d’outre-Atlantique, mais pour des classiques venus d’autres horizons. Bernard Kreiss a une explication : « La littérature russe, née au début du XIXème avec Pouchkine, est hélas peu lue chez nous par rapport à la littérature anglo-saxonne. Elle plus difficile à lire, comme l’est la chinoise. Les gens ont du mal ». Sophie Benech a renchéri : « Elle décourage car elle n’est pas gaie ». Un sentiment renforcé par Bernard Kreiss : « Quand Pouchkine a lu Gogol, il s’est exclamé : « Que la Russie est triste ! ». Il faut insister sur la difficulté de la traduction : l’appréhension du temps pour les Russes n’est pas du tout la même que celle des Français. Le passé en russe est très primitif : quatre formes. Pas de plus-que-parfait, de concordance des temps etc» On peut également ajouter pour les littératures asiatiques, outre la difficulté d’identification aux personnages, l’absence de familiarité avec les noms et les prénoms, plus difficiles à mémoriser que d’autres. Et même avec des langues qui nous paraissent proches, comme le roumain, cela ne va pas de soi. Philippe Loubière a ainsi dévoilé la fausse familiarité du roumain avec le français : « Le mot à mot mène à un délitement et une vulgarité des phrases. Difficile de se projeter d’une langue à l’autre. Il faut s’accaparer la traduction et se dire qu’on a le pouvoir dessus. L’écriture roumaine contemporaine est théâtrale car le pays a été confronté à l’absurde au cours du siècle échu. Un univers étrange pour un lecteur français » Ce serait un malentendu de n’y voir qu’une question technique. Claro, grand lecteur de Claude Simon, confiait d’ailleurs que le véritable outil du traducteur, ce ne sont pas les dictionnaires, ni bilingue ni unilingue et encore moins techniques ou professionnels, mais une bonne bibliothèque de littérature française. De la complicité. Ce fut un leitmotiv. Le maître-mot. Complicité entre auteur et traducteur, entre éditeur et traducteur enfin lecteur et libraire. Sans oublier celle qui lie le traducteur au texte qu’il doit faire sortir de ses gonds. Il faut traduire vite pour retrouver le feu et le flux de la phrase. Le fondement de la traduction, c’est la logique du texte. Il faut sentir la volonté du texte de se déplacer, de recommencer dans son rapport physique à la langue. Chaque langue étant un système, il faut donc retrouver les mêmes correspondances, la même distance entre chaque élément dans le système. Chaque texte a sa méthode : au traducteur de la trouver comme y incite Claro : «Il y a une opacité qui résiste parfois au traducteur. On ne comprend pas ce qu’on traduit mais on le fait quand même en idiot faulknérien. On ne sera jamais plus intelligent que le texte. Je refuse les écrivains US qui parlent français. Je ne veux pas l’avoir derrière moi parce qu’il croit qu’il connaît le français ». On dirait qu’il a eu de mauvaises expériences… Claro n’est pas du genre à demander à un auteur ce qu’il a voulu dire. La seule chose qu’il attend de lui s’il le rencontre, c’est de l’entendre lire son texte, ou de l’entendre tout court, de le voir. L’empathie, mais jusqu’où ? Josée Kamoun a refusé de traduire Beloved de Toni Morrison parce qu’il l’aurait mis mal à l’aise (une mère esclave y égorge sa fille pour qu’elle ne soit pas prise) et qu’elle aurait eu du mal à vivre trois ans avec elle. Elle vient de refuser de traduire un texte de Bernard Malamud (un juif accusé de meurtre rituel) pour les mêmes raisons : « C’est bien de se mettre en péril, mais pas comme ça ». Claro a refusé David Foster Wallace car on ne peut pas tout traduire. Même si on admire un écrivain, il faut renoncer lorsqu’on ne se sent pas capable et que l’on pressent que le texte résistera. « Pour le dernier Pynchon, je vais dire non. J’ai traduit Mason et Dixon puis Contre-jour. Je sentais déjà que je ne pouvais pas faireVineland à cause de l’abondance des dialogues, de l’argot, de référents sociaux ou techniques qui exigent une certaine compétence ». En s’emparant d’Esprit d’hiver de Laura Kasischke, huis clos oppressant entre une mère et sa fille, Aurélie Tronchet s’est sentie en péril. Elle fut tentée de refuser. Son éditrice Dominique Bourgois lui demanda : « Avez-vous des enfants ? Oui ? Alors traduisez-la. » Il lui a fallu amadouer sa peur avant d’éprouver le plaisir de relever un défi, de se colleter avec un texte perturbant et de vivre avec cette histoire qu’elle finira par raconter à ses filles. Albert Bensoussan, lui, pousse loin l’empathie. Traducteur de Cabrera Infante, José Donoso, Manuel Puig, Zoé Valdès, Alfredo Bryce Echenique, Mario Vargas LLosa, Hector Abad, que des exilés comme lui, il va jusqu’à manger avec eux et dormir à côté d’eux pour mieux les comprendre et saisir « ce qui n’est pas dans les mots mais à côté des mots ». Josée Kamoun avoue, quant à elle, être encore envoûtée par Canada, qui remporte actuellement toutes les faveurs publiques et critiques : « Richard Ford est mystérieux. Une présence absente. Quelque chose d’un traître. Il a l’apparence du calme et la tension derrière. Comme son roman. J’habite Canada autant que Canada m’habite toujours. Si c’était une musique, ce serait celle de Rye Cooder dans Paris Texas. Si c’était une image, le ciel y tiendrait les trois quarts de la place. Le reste, ce serait l’ondoiement des blés dans des villes fantômes. Ce n’est pas un hasard si Ford a voulu dédier son livre au paysage et au mystère des choses évidentes. » Il fut dit, par Philippe Loubière, que le traducteur est un écrivain raté qui s’accapare le monde de l’autre car il est impuissant à s’approprier le sien. Peut-être… On entend souvent cette remarque. Mais après avoir passé le week-end à écouter les passionnants échanges du Festival VO-VF, je me demandais si le traducteur n’était pas plutôt un critique réussi. Car il n’est pas de critique littéraire dans ce pays qui soit capable de parler des textes aussi bien, aussi intelligemment, aussi profondément, que leurs traducteurs. Et pour cause ! Non parce qu’ils les ont en quelque sorte co-écrits, mais parce qu’ils les ont pénétrés, ressentis, fouillés dans une intimité sans égale. Reportez-vous à la nouvelle rubrique de ce site (La version du traducteur) pour en avoir une idée. Quel critique a jamais remarqué, comme l’a fait Albert Bensoussan, que les pieds récurrents dans l’oeuvre de Mario Vargas Llosa, qui en est véritablement fétichiste, doivent quelque chose au pied de Fanchette qui l’avait tant marqué chez son cher Restif de la Bretonne ? Exigeants sur la qualité, les intervenants avaient parié sur l’intelligence du public et ils ont eu raison. On vous sait toujours gré de nous tirer vers le haut. Ils ont été dans le don. Même s’ils ont dédicacé quelques livres, ils n’avaient rien à vendre. Juste à donner, à offrir, à partager. Cela change et fait du bien.
Posted on: Thu, 10 Oct 2013 00:55:15 +0000

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