Frédéric Taddeï, lhomme sans convictions 09.11.2013 à 07:45 | - TopicsExpress



          

Frédéric Taddeï, lhomme sans convictions 09.11.2013 à 07:45 | M le magazine du Monde Judith Perrignon Lœuf dur sur le zinc des bistrots parisiens est devenu rare. Question dhygiène peut-être, ou simplement dhabitude qui passe. Mais ça se fait encore rue François-Ier, en face dEurope 1, où Taddeï officie chaque soir, en plus de son émission du vendredi à la télé. Alors il lépluche du bout des doigts, croque le sommet à pleines dents – jadore ça, dit-il avec la gourmandise dun gamin. Seule opinion vraiment tranchée qui sortira de sa bouche. Sinon, il a la voix plus traînante et le cheveu plus gris quà la télé, il a réponse à tout ce quon lui reproche, un sourire amusé, une vie faite de succès qui lui donnent lallure plus nonchalante quarrogante. Il surveille lheure, sen ira bientôt en studio enregistrer son émission culturelle. Là, comme chaque soir, il commencera par demander à ses invités qui écrivent, chantent, peignent ou font des films : Cest quoi les années 2000 ? Cest lui aussi, les années 2000. Années numérisées, connectées et pressées. Années où bientôt tout se vaut puisque tout a échoué. Années des émotions plus que des convictions. Années où les prolos votent à lextrême droite pour se faire entendre, où lon appelle incorrectes (donc prétendument audacieuses) des pensées rances. Années du déclin et des catastrophes annoncées. Années qui tirent à droite plutôt quà gauche. Années des extrémistes et des obscurantistes. Années où Michel Polac aurait remis une cravate avec le nœud soigneusement de travers, sappellerait Frédéric Taddeï et dirait : Les opinions politiques sont des préjugés comme les autres. Je men suis débarrassé, on se sent plus léger. Je ne suis pas un procureur. On est procureur soit de tout, soit de rien. Mon émission na pas davis. Et lui non plus. Il reconnaît : Je nai jamais de réaction viscérale. Ça évite les colères, les doutes, les illusions. Ça laisse aux autres le soin de voter. Lui ny va plus depuis bien longtemps : La dernière fois, cétait en 1995. Ce nétait pas pour Chirac, précise-t-il, cétait donc pour Jospin. Je pense même que les journalistes ne devraient pas avoir le droit de voter, comme les militaires autrefois, lâche-t-il, mais en souriant. Car rien nest jamais dit avec gravité, ce serait une certitude de trop. Ça permet de bavarder avec tout le monde, doù quil vienne et quoi quil dise, sur le même ton posé et courtois. Je suis profondément tolérant. Je suis un avocat refoulé. Jaime comprendre pourquoi les gens font ce quils font. Même quelquun dont je naime pas les idées, je ne le mets pas hors du cercle, il est des nôtres. Si vous voulez juger quelquun, il faut accepter le fait quil fait partie du cercle. Cest pour ça quon ne juge pas les fous. Mais même les assassins sont des nôtres. Ça laisse aux autres le poids des responsabilités et le rôle du mauvais coucheur. LIBERTÉ DE PAROLE Patrick Cohen, animateur de la matinale de France Inter, lui a un jour demandé, alors quil passait de France 3 à France 2, sil allait continuer à inviter Dieudonné ou lessayiste Alain Soral – ex-communiste alors encarté au FN –, ces cerveaux malades que lui bannit de son antenne. Taddeï lui a rétorqué quil était pour la liberté de parole, tant que personne ne tombait sous le coup de la loi. A limage, lui et son principe lemportaient haut la main. Les doutes passent mal à la télé – Ça lui a fait plus de mal quà moi, ricane-t-il aujourdhui. Je nai peut-être pas été adroit, et lui est rodé, ça fait quarante fois quil répond à cette question sur le mode : Je ne choisis pas, jinvite tout le monde. Comme si ce métier nétait pas de choisir, de donner du sens à ce quon fait, se souvient Patrick Cohen. Mais Frédéric Taddeï ne choisit pas. Ça excite les autres, qui lui cherchent un camp. Le lendemain de cette prise de bec, le standard de France Inter a été bloqué pendant des jours par des appels demandant la démission de Patrick Cohen. De probables admirateurs des cerveaux malades et défenseurs de Taddeï, qui navait rien demandé. Autre remous : en septembre 2009, lacteur Mathieu Kassovitz émet sur le plateau de Ce soir ou jamais de sérieux doutes quant à la version officielle du 11-Septembre. Taddeï est interrogé dès le lendemain sur France Info, car il vient douvrir grand la porte de la télé aux rumeurs folles qui enflent sur Internet. Lanimateur défend, comme à son habitude, la liberté de parole : — Et vous-même, Frédéric Taddeï, est-ce que vous avez des doutes ?, le relance Nicolas Poincaré. – Je ne dis jamais ce que je pense sur le plateau. – Je comprends bien, mais là on est sur France Info. – Pour moi, la question ne sest jamais posée, commence par répondre Taddeï, qui revient ensuite sur son émission, sur le droit aux doutes de Kassovitz et sur la présence de contradicteurs en face de lui. – Merci Frédéric Taddeï, même si vous ne nous avez pas dit le fond de votre pensée et que javais limpression en vous regardant que vous étiez daccord avec Mathieu Kassovitz. Fin de linterview. Le soupçon est installé. Christophe Bourseiller, qui travaillait alors avec lanimateur télé à la programmation de lémission, se rappelle pourtant ce soir-là : Kassovitz, cest France Télévisions qui nous avait demandé de le recevoir, parce quil était la voix de la série documentaire Apocalypse, la seconde guerre mondiale, sur France 2. Donc, on la reçu, sans simaginer une seule seconde quil allait faire sa tirade sur le 11-Septembre. Frédéric na jamais été conspirationniste, je me rappelle ce quil ma dit après : Au fond, les conspirationnistes sont des racistes, ils ne peuvent pas imaginer que des Arabes conçoivent un attentat aussi sophistiqué.’” Quoi quil en soit, ne se préoccupant pas vraiment des pensées quon lui prête, Taddeï ne dément pas franchement. Je dois avoir un truc qui gêne la gent journalistique, commente-t-il. Il cultive un faux air rebelle, tout en étant aux manettes à la radio et à la télé. Ça fait du buzz. Il ne sest pas trompé dépoque. Doù lui viennent ses tripes froides ? Aucun psy ne lui posera sérieusement la question, il nen voit pas. La psychanalyse, cest très loin de moi. Jai eu une enfance tellement heureuse que les psychanalystes ne me croient pas quand je la raconte. Un père cadre bancaire, une mère au foyer, deux soeurs plus jeunes. Le tout dans les allées coquettes de Boulogne. Ce sont des gens à laise. Mais pas de fortune. Ni de revers de fortune. Chez moi, on nhérite rien, on dépense. Mon père a bazardé la maison de campagne pour payer ses impôts. Chez lui, pas dempreinte, de racines apparentes, malgré un patronyme italien, pas de ces mots forgeant un sentiment dappartenance quon entend tout en bas ou en haut de léchelle sociale. Chez lui, les parents votaient plutôt à gauche, mais comme tout le monde à lépoque. Nous étions cinq. Pour de multiples raisons, nos parents navaient pas gardé de lien avec leurs familles, nous ne voyions ni oncles, ni grands-parents, ni cousins, raconte Sandrine Taddeï, la benjamine de la famille, qui travaille avec son frère à la programmation de ses émissions dEurope 1 – tout comme la cadette, Marie-Isabelle, qui coécrit les textes de Dart dart, petite pastille consacrée à un chef-dœuvre juste après le journal de France 2. Notre père était dorigine italienne, notre mère de Lorraine, mais on ne nous parlait pas de racines. On na pas été élevés avec des origines, des lieux en héritage. Notre lien était très affectif. Cest dailleurs une raison pour laquelle nous sommes restés tard chez nos parents. Cétait un véritable cocon. Aujourdhui encore, cest un clan, affectivement cohérent – Nous travaillons ensemble, nous partons en vacances ensemble, nous avons très souvent les même amis –, forgé à lécart des injonctions et des chaos de la société. NI DIPLÔME NI MÉTIER Frédéric Taddeï quitte la maison familiale autour de 26 ans. Heureux davoir eu une mère au foyer : Jaimais lidée que personne ne puisse lui donner dordre. Et persuadé quil ne prendra pas le chemin de son père : Il a toujours été salarié de la même banque, il était heureux comme ça, ça le rassurait. Moi ça maurait rendu vulnérable, le salariat me faisait peur. Jamais je naurais voulu dépendre entièrement dune seule entreprise. Il na alors ni diplôme ni métier, il a essayé plusieurs disciplines à la fac, dont deux ans en droit puisquil a vraiment pensé être avocat, mais il nest resté nulle part : Je naimais pas lidée dêtre étudiant. Cest pourtant un gros lecteur, et depuis toujours, mais les livres lui ont ouvert limagination plus que le goût des études et des voies toutes tracées. Si je ne métais pas ennuyé comme un rat dans la maison de campagne de mes parents, je naurais pas lu autant. Jaurais peut-être fait HEC, jaurais commencé à travailler jeune, jaurais un beau chalet à la montagne et je serais bientôt à la retraite. Mais il se laisse du temps, il glande, papillonne. Je voulais avoir limpression de ne pas travailler, dinventer mon propre métier, que personne ne me dise ce que je devais faire, explique-t-il. Ses parents ne lui reprochent rien, laident financièrement, même sil est en train de démonter leur modèle de vie en refusant de le reproduire. Je me suis débarrassé de tous les sentiments dappartenance, de tout ce qui ma été transmis, ça a fait partie du grand ménage. On peut être indépendant des impératifs catégoriques de la société. Il y avait derrière tout ça une volonté de panache, dindépendance intellectuelle et financière, et des ambitions démesurées. Il y avait donc quelque chose de viscéral. Il rêvait décrire. Il a tenté. Jai des manuscrits que je nai jamais montrés. Ils ressemblaient à tous les premiers romans écrits par des garçons de 25 ans qui nont pas de génie. Sa sœur se souvient : Il a abandonné lidée de lécriture quand il a compris quil ne ferait pas aussi bien, ou mieux, que ceux quil admirait. Il a préféré renoncer. Mais il lui restait alors suffisamment destime pour lui-même pour avancer, en écrivant, mais autrement. En 1990, il crée un magazine, Maintenant, où il multiplie les signatures qui ne cachent souvent quune seule et même plume, la sienne. Il le distribue ensuite dans les rédactions. Je voulais quon me parle dégal à égal comme à un mec qui venait de créer un journal. Il voulait être comme dans ce manuel de survie à lusage du monde contemporain quécrira plus tard lessayiste Nassim Nicholas Taleb : Antifragile – à limage de lHydre de Lerne, cette créature de la mythologie antique dont les têtes se multipliaient à mesure quelles étaient coupées : Jai tout fait pour être antifragile. Sa revue est monothématique. Il en est sorti quatre numéros. Le premier, intitulé Les méchants, fait linventaire des grands dictateurs qui meurent ou se reconvertissent. Le deuxième, titré Le consensus, se penche sur les figures du bien, alors que la guerre froide est terminée, la guerre du Golfe pas encore arrivée, et que le monde ne sait pas quil est en train de faire la bascule : A ce moment-là, et pendant quelques mois, on a connu la paix dans le monde. Personne ne sen est aperçu, le seul qui lait écrit cest moi, dans Maintenant. Je ne dis pas ça pour la gloire, je dis ça pour montrer que la paix dans le monde, ça nintéresse personne. Le monde va dailleurs sinventer très vite dautres figures de la méchanceté. Taddeï sannonçait tel quaujourdhui, curieux, regardant le monde dau-dessus, jamais de lintérieur, loin, très loin de ceux, militants ou autres, qui ont lillusion de le changer – Il y a des fidélités qui mont toujours paru ridicules, ça me fascine, les gens qui attendent de la politique quelle résolve leur problèmes –, finalement plus excité par ceux qui vont le pervertir. Il est arrivé par le biais de la légèreté sur le devant de la scène, en sachant déjà que les marges conduisent souvent vers le centre. Cest huit coups de fil, ma vie professionnelle. Jean-François Bizot, qui relançait Actuel, a tilté sur son petit journal :Il est venu chez moi, un petit loft avec plein de livres, alors il a dit : ‘Je te donne la page des livres.’ Ensuite, ce fut Canal +, Nulle part ailleurs, où il était un membre plutôt discret de léquipe Géo Trouvetou de Jérôme Bonaldi. Puis vint Paris Dernière, émission des noctambules sur Paris Première, où il prenait la suite de Thierry Ardisson. Lors de ces virées au cœur des nuits parisiennes, minicaméra à bout de bras, il allait de bar en restaurant, de concert en fête plus ou moins transgressive. Suit Dart dart. Et le voilà qui prend subitement en charge les affaires sérieuses, plonge dans le bouillon des passions intellectuelles et politiques françaises, tout en nétant traversé daucune. Il y a en lui une forme de dandysme, une mise en scène de lui-même. Cest un esprit libre, un non-conformiste, un spécimen de la pop culture, qui veut être à la pointe, branché, explique Christophe Bourseiller, quil a dabord interviewé avant de le faire venir à ses côtés pour préparer les quotidiennes de son émission sur France 3. Jai vécu un moment de travail très intense. Tout se faisait dans la vitesse, le bordel. Cétait drôle davoir un animateur qui me demandait des anars, des gens quon ninvite pas à la télé, Badiou, Chomsky, Corcuff. Moi, jappelais pas les fachos, Soral, Dieudonné, jétais contre. Cest lui qui sen chargeait. Alors que je plaidais pour les gens que jaimais bien, lui disait : ‘Je veux tout le monde, je suis neutre.’” Il est devenu le miroir concave des débats français en pleine dislocation. LE VER DANS LE FRUIT Frédéric Taddeï a fait un léger malaise le jour où France Télévisions lui a annoncé quil passait dune quotidienne sur France 3 à une hebdomadaire sur France 2. Tension qui retombe ou déception ? Difficile à dire. A la rentrée de septembre, sa bande-annonce aguichait – Dans Ce soir ou jamais, les invités que vous ne verrez sûrement pas ailleurs. Comme on promet les monstres à la fête foraine. Il y a pourtant un moment quon ny a pas vu la brochette des compromettants Dieudonné, Ramadan, Soral. Et si certains invités refusent de se serrer la main en coulisses, on sinvective rarement sur le plateau. Quant à laudience de lémission, ni machine à promo, ni tribune à people, elle ne frise pas les sommets, oscillant depuis la rentrée entre 500 000 et 700 000 spectateurs. Ce nest donc pas à lécran que se joue le match. Cest dehors, au sein dune intelligentsia française aux capteurs encrassés, qui ne sait plus sur quelle digue danser. Taddeï a ses partisans, comme léditeur Raphaël Sorin, qui découvrit Houellebecq : Il a le mérite de maintenir quelque chose de libre dans le débat totalement autocensuré par les faiseurs dopinions. Ça fait du bien. Il a des détracteurs, BHL en tête, qui, dès 2010, lattaquait sur son Bloc-Notes dans le magazine Le Point pour avoir reçu Dieudonné. Il lui prêtait des mots quil navait pas prononcés, comme complot juif, et lui offrait, le temps dun droit de réponse, la posture du héraut de la liberté de penser : Je croyais naïvement que monsieur Lévy voulait être le Sartre de son époque. Je me trompais. Il se contente dun rôle moins ambitieux : agent de la circulation médiatique. Il siffle quand ça lui déplaît, agite son bâton, demande les papiers, fait souffler dans le ballon. Heureusement que nous vivons en démocratie, sinon il nous passerait à tabac ! Celui qui, il y a vingt ans, forçait les portes et voulait quon le regarde dégal à égal, peut se régaler : il serait le ver dans le fruit. Il entretient son mystère. Seulement, y en a-t-il un ? Il habite Le Pré-Saint-Gervais, un charmant repaire à bobos, vit avec lactrice Claire Nebout et a un fils de 13 ans, quil pousse à lire et emmène voyager. Il donne des dîners très intelligentsia, murmure un convive qui ne croit pas à une dangereuse dérive de son ami. Ses sœurs sont souvent là, dont Marie-Isabelle, plus tranchée que lui : Soral, jai toujours été contre, à Europe 1, il est interdit dantenne. Elle aimerait bien quil monte une boîte de production, comme le font les vedettes de télévision. Mais il na pas une âme de chef dentreprise. Début 2012, il est devenu actionnaire et directeur éditorial dun site de débat sur Internet, Newsring, qui, plutôt quun forum, puits sans fond des imprécateurs, se voulait autre chose : un lieu déchange et dargumentation. Mais bien des journalistes ont claqué la porte au bout de quelques mois, non au motif dune dérive dangereuse des débats, plutôt parce que les actionnaires principaux, propriétaires des sites Pure People et Pure Trend, avaient les yeux davantage rivés sur le nombre de clics que sur la richesse des idées. Après y avoir animé la conférence de rédaction du mercredi matin, Taddeï a tout arrêté au mois de juin, officiellement pour cause demploi du temps. Cétait un drôle dattelage entre eux et lui, on choisit mieux ses partenaires, résume une journaliste. Le préposé aux débats voulait être de son temps, donc sur la Toile, plus puissante que la vieille télévision. Taddeï, cest un bel emblème de la post-modernité. Il caractérise bien le mythe de lenfant éternel, lerrance et le nomadisme de lhomme post-moderne qui aura plusieurs vies en une, explique le sociologue Michel Maffesoli, devenu son ami après avoir participé à plusieurs de ses émissions. Dans ses tripes, il a senti quil ny a pas de vérité, que du feed-back, de la multiplicité. Nous y revoilà : à ses tripes... et au temps qui passe, abat les vieilles digues, chiffonne les convictions comme de vieux papiers usés et fait disparaître les oeufs durs sur le zinc. Je suis quelquun qui nest pas fini, dit Taddeï. A suivre donc.
Posted on: Sat, 09 Nov 2013 15:56:07 +0000

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