Il a plu toute la journée. Sans discontinuité et le ciel zébré - TopicsExpress



          

Il a plu toute la journée. Sans discontinuité et le ciel zébré déclairs blafards laisse présager bien pire encore. La vieille Marie marmonne quelques prières, avant de refermer les lourds volets en bois sur ce spectacle désolant. Un sourire moqueur éclaire fugitivement les lèvres de Jean qui jette son mégot dans lâtre. Mais ses mains fiévreuses trahissent une grande agitation intérieure. Cette maison de pêcheurs, modestement meublée, Jean la gagnée à la sueur de son front, comme on dit au pays. Il y a accueilli sa soeur, après la tragédie qui la si cruellement endeuillée. La mer, cette rivale contre laquelle Marie na pu lutter, ne lui a jamais rendu les siens. Une haine farouche, bien enracinée lanime encore chaque jour à la vue du port de Treguier qui exhibe fièrement ses voiliers, chaluts et autres cargos. Comme pour mieux la narguer. Jean, agacé, écoute ces jérémiades perpétuelles. Sans rien dire. Lui a toujours eu beaucoup de chance. Un ange gardien disaient certains. Dautres évoquaient même un pacte satanique. Ça le fait sourire encore aujourdhui. Il a pourtant affronté des tempêtes mémorables, mais une seule vague a failli le happer au large de Brest. Par traîtrise. Domptée, elle avait enfin reculé, pour se fracasser dans un gémissement lancinant. Et pour mieux renaître de son écume bouillonnante. A chacune de ses traversées. Jean na pas échappé à son destin. Une passion instinctive sest emparée de lui. Déjà tout petit, les mugissements des sirènes de bateau le faisaient frémir jusquaux cheveux. Détranges lueurs dansaient parfois dans ses yeux fiévreux, lorsquil sabandonnait à de muettes et douloureuses contemplations. Il suivait les chalutiers en partance, jusquà ce quils ne forment plus quun point sombre valsant sur les flots irisés. Une exaltation qui navait cessé de croître. Toujours aussi intacte. Ce soir, près du feu, il se remémore chaque détail d e ce projet follement conçu. Une virée en mer quil a envisagée dans un dernier sursaut de désespoir..En solitaire. Un ultime tête à tète avec celle qui peuple ses jours et hante ses nuits. Il sest accroché à cette idée comme un noyé à une bouée. Comme Marie sest raccrochée à lui. Il chasse vite cette pensée de son esprit. Surtout ne pas penser à Marie... Une force inébranlable agite ce vieux corps qui ne se plaint jamais. Une lumière inhabituelle habite ce regard fauve dont la flamme séteint doucement comme celle dune chandelle agonisante. Cette retraite, pourtant méritée, finira par lavoir. Il y laissera sa peau .Cloîtré, reclus, il scrute chaque jour, de sa fenêtre, la mer aguicheuse qui vient sans cesse le relancer, minaudant sur la grève sablonneuse qui longe la maison. A ses rares sorties, les vagues accourent pour lui lécher langoureusement les pieds, cinglant plus violemment ses chevilles, lorsquil fait lâchement demi-tour. Alors il rentre, haletant, éreinté. Comme dans un état second. Mais les rêves les plus fous le tenaillent jusquà laube. Ce soir pourtant, Jean va céder au chant de sa sirène. Une dernière fois. Il observe Marie intensément. Marie, plongée dans de nébuleuses pensées qui murmure des mots inintelligibles. Réglée comme lhorloge qui égrène les heures effrayantes, sa rigueur exaspère Jean. Pourtant, ce soir, Marie ne doit pas faillir. Elle se lève enfin, se signe une dernière fois. Elle embrasse Jean en silence, qui la regarde monter les marches, une main posée sur sa hanche douloureuse. La tendresse le submerge. Mais le bruit de la porte qui se referme latteint en plein coeur. Lheure est venue. Oubliés Marie et ses rhumatismes. Il tire prestement, de derrière son fauteuil, un sac volumineux doù il extirpe un pull et une vareuse quil enfile à la hâte. Puis, comme un voleur, il sélance dans la nuit qui le happe . Il ne se retourne pas. Pour ne pas faire marche arrière. La pluie a cessé, même si quelques gouttes fouettent parfois son visage buriné. Le ciel capricieux, quéclaire la lumière dun phare, sest définitivement tu. Ses pieds senfoncent dans le sable mouillé. Ses vieilles jambes retrouvent toute leur agilité et le portent jusquau quai déserté. Comme prévu, le vieux rafiot, inspecté la veille, est amarré à sa place. Cest le bateau de Louis, un vieux complice, auquel il a enseigné toutes les ficelles du métier. Ce soir, il lemprunte. Il na pas besoin du consentement de Louis qui aurait dailleurs refusé. Lémotion létreint. Des tics nerveux secouent sa tête qui oscille subitement comme une toupie. Son coeur cogne si fort dans sa poitrine quil perce le silence. Vacillant, il se retient au bastingage. Puis respire à plein- poumons lair marin qui lui insuffle une énergie nouvelle... Le rafiot glisse déjà sur leau qui ronronne de plaisir. Jean se laisse bientôt bercer par le clapotis qui résonne doucement dans cette immensité ténébreuse. La mer sétire, indolente. Se fait câline, caressante.. Jean frissonne intensément, mais il nest guère dupe. Il sait quelle déballe le grand jeu. Il la connaît comme sa poche cette bougresse. Fidèle à elle-même dans ses préliminaires, elle le surprend pourtant chaque fois. Elle ondule gracieusement, puis sabandonne à un frémissement qui nest à chaque fois ni tout à fait le même. ni tout à fait un autre. Jean, sous le charme, envoie des baisers fougueux qui scellent leurs retrouvailles. Sous la complicité du vent, taquin, qui joue dans ses cheveux, ébouriffe cette longue tignasse retenue par un catogan effilé. Le même depuis toujours. Jean est heureux. Comme il ne lest plus depuis si longtemps. Il est seul maître à bord. Il est le roi du monde. Il hurle sa joie au vent qui répercute ses cris jusquaux cieux. Une fougue brutale, sauvage, bouillonne dans ses veines. Comme jadis... Mais il se reprend vite. Ses mains calleuses, qui gardent les séquelles dinnombrables entailles, nont rien perdu de leur habileté. Les manoeuvres se font plus précises. Le rafiot prend bientôt de lassurance et serpente agilement entre quelques rochers rebelles et curieusement sculptés. Des poissons insomniaques, égayés par cette intrusion nocturne, viennent lui souhaiter la bienvenue, nageant voluptueusement autour du bateau. Lémotion le gagne à nouveau. Violente. Impétueuse. Des larmes jaillissent à flots sur son visage crevassé, quil sèche avec le dos de sa main. Il renifle bruyamment. Puis tend loreille. Un grondement sourd répond en écho. Le ciel endormi se réveille, troublé par l insolent qui ose le braver avec un tel raffut. Jean sourit et profère quelques jurons ; des mots venus du plus profond, qui claquent, qui tonnent et se perdent dans la nuit. Cédant à une impulsion quil ne maîtrise plus, il vocifère dans le noir. La réponse ne se fait guère attendre. Des sillons de feu crèvent le ciel outragé. Et une pluie diluvienne sabat avec une rare violence, cingle ses épaules qui ploient sous les gouttes enragées. Entêtées, elles sinfiltrent sous ses vêtements, brouillent sa vue, singénient à le tourmenter. Jean essuie fréquemment son visage quil penche vers la mer déjà mugissante. Les vents viennent en renfort, dévalant de toutes parts, soufflant sur le rafiot qui déjà sincline dangereusement. Les vagues fouettées se disputent entre elles et sécrasent sur la coque usée du rafiot. Pour mieux se réconcilier. Une union redoutable qui explose en glapissements sinistres. Le vieux Jean, ruisselant, accroche à la barre ses doigts noueux, déformés par le froid. La lutte est inégale, mais Jean oppose une vaillante résistance. Il courbe la tête quil agite en tous sens, pour éviter les paquets de mer qui traversent le pont et tentent de le déstabiliser. Il se démène comme un beau diable, puisant dans sa détermination, des forces encore insoupçonnées. Il est partout à la fois, feu follet bondissant, se raillant de la mer vengeresse quil défie en chantant. Hurlant, maniant linsulte comme un vrai loup de mer. Piquée au vif, la mer orageuse fulmine, réplique perfidement. Des vagues sournoises, grossies par le vent, se creusent plus méchamment puis sélèvent dans les airs. Sous les secousses brutales, le rafiot menace de sécraser sur les récifs. Il bascule dune extrémité à lautre, mais il est toujours debout. Miraculeusement. Frêle fantôme échevelé sous les remous frénétiques. Mais ces derniers assauts lont affaibli. Jean sent ses forces décliner. Il respire mal. Son souffle court et rauque se change en râle. Une douleur fulgurante oppresse sa poitrine. Elle disparaît bien vite. Mais Jean sait quil est arrivé au terme de ce voyage sans retour. De ce voyage au bout de la nuit. Cest ainsi quil lavait rêvée cette dernière virée en mer. Tendre et brutale. Aucune déception, aucune amertume, aucun regret. Devant ses yeux, le souvenir fugitif de Marie. Marie qui ne recevra pas de Nouvelles du large..Marie qui dort sagement..Là-bas... Il scrute longuement la mer qui, intriguée par ce soudain repli, attend fébrilement. Le temps simmobilise... Puis, Jean se redresse, bien droit. Pâle mais apaisé. Et, sans un mot, il se jette par-dessus bord... Les flots assouvis se figent. Les vents se dispersent. La nuit redevient calme et tranquille. Un jour nouveau se lève sur le port de Tréguier où se pressent les pêcheurs consternés. Le quai assombri déploie les voiles déchiquetées. La tempête a fait rage ici aussi. Quelques mouettes tourbillonnent en criant et déchirent le silence recueilli.. La maison sur la grève a retrouvé son âme et laisse échapper, par une fenêtre entrouverte, ses effluves vaporeux. Une luminosité opaque filtre au travers des rideaux. Marie, fidèle à ses habitudes, saffaire déjà dans la cuisine odorante. Elle a préparé le café. Bien corsé selon le goût de Jean. Elle scrute lescalier en bois qui reste muet. Elle sourit, attendrie et laisse la cafetière allumée. Pour quil soit chaud au réveil de Jean.....
Posted on: Wed, 13 Nov 2013 17:38:45 +0000

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