(…) Il en avait vécu dautres. Des événements terribles. - TopicsExpress



          

(…) Il en avait vécu dautres. Des événements terribles. Immensément tragiques. A la douleur incommensurable. Comme un mal de dent, sournois et constant, toujours là mais auquel on est habitué. Ça fait si mal de s’accoutumer à la douleur ! Douleur du corps social. Atteint dans son intégrité, avec une violence plus que guerrière. Philosophique, spirituelle, de pensée. Négation de la pensée ou de l’expression de la pensée parce que –et c’était ce qui permettait à Youcef de survivre en tant qu’être qui pense– penser était une des rares activités hors d’atteinte des gardiens de la mosquée et des surveillants du palais. Douleur du cœur de l’homme. Jusque dans la chair. Youcef sentait physiquement les vies arrachées, comme arrachées à son corps, mort à chacune de ces morts, cent fois mort et toujours vivant. Existant tel une ombre dans un corridor de la mort. Dans l’arrière-boutique d’un magasin de la mort. Ces tragédies humaines, ces drames personnels étaient annoncés quasi quotidiennement et il avait, en tant que journaliste, le sinistre privilège de la primauté morbide de l’information. Chaque matin, il se demandait, avant de quitter le lit, dès qu’il entrait au journal, il demandait qui avait été assassiné. Malgré la lassante habitude, on était tristement surpris d’apprendre qu’elle était familière la personne annoncée sur la fiche macabre du jour, vedette médiatique le temps d’une édition ou deux –avec le deuxième compte-rendu de presse, celui de l’enterrement–, vedette à son corps défendant, titre duquel elle aurait aimé se passer, corps qu’elle aurait aimé savoir défendre. Et la perte de ce corps se déroulait dans des conditions difficiles à narrer pour l’esprit. L’esprit du journaliste était tout de même conditionné, au fil des articles, des reportages macabres, un peu comme le terroriste à force de tuer. L’esprit de l’homme s’habitue au pire ! Des actes horribles. D’une horreur inédite. Inégalée. Horribles jusqu’à la banalité. Ça choque l’esprit. Ça bouscule la conscience. C’est dur à admettre. La mort banalisée ! La banalisation de l’horreur ! (…) Il avait vu des amis, des connaissances, des confrères et consœurs, fauchés. Il avait rencontré pour la première fois, une mauvaise fois qui gêne sa bonne foi, ou revu, le ventre serré et le cœur retourné, les familles, les conjoints, les enfants, les parents des victimes, les cœurs éplorés mais les mines fières et le verbe digne. Rencontres insupportables ! Epreuve des plus dures à surmonter. On se retrouvait l’esprit terriblement ravagé devant cette résistance au drame de la part de gens qui venaient de se voir arracher des êtres des plus chers et de la façon la plus brutale, la plus violente. Il avait suivi de près des affaires dassassinat, attentats individuels et massacres collectifs. Devant lesquels les Brigades rouges étaient des enfants de chœurs et les Khmers rouges des précurseurs dépassés. Lui-même était une cible privilégiée. Une cible mouvante. Il s’était néanmoins refusé de céder à l’appel de la caserne, préférant demeurer dans son studio que de s’installer dans l’un des deux hôtels ‘‘sécurisés’’ où le gouvernement avait gracieusement offert pour leur sécurité des chambres aux journalistes. Et des résidences d’état aux patrons de presse, y compris ceux des organes privés dits ‘‘journal indépendant’’. Trop de sécurité nuit à la liberté et Youcef tenait à sa liberté. Il avait une méfiance viscérale pour les offres gracieuses du gouvernement. Ayant appris dès l’enfance, dans la tradition politique kabyle moderne, à se méfier de tout ce qui était gouvernemental. Garder intacte sa liberté au risque de se faire tuer. (…) Il venait de prendre, avec le directeur et le rédacteur en chef du quotidien pour lequel il travaillait, des brochettes dans un petit restaurant donnant sur une ruelle croisant un boulevard qui porte le nom dun martyr de la Guerre de Libération. A peine de retour au siège du journal –anciens locaux dun bar casino–, à cent, cent cinquante mètres, sur le boulevard voisin, portant le nom dun autre héros de la même guerre, que la salle de rédaction sembla vibrer, comme sous leffet dun tremblement de terre ou telle une embarcation prise dans une subite tempête en mer. (…) La détonation avait paru si proche. On aurait dit que ça avait explosé tout juste là dehors. Dehors, cétait la panique générale, sous un concert de sirènes. Sur le boulevard dà côté, on penserait à un champ de bataille ou le théâtre dun bombardement. Des voitures calcinées. Certaines encore en feu. Un bus en fumée. La fumée avait envahi la rue. Le Commissariat central, tel un vestige antique. Les immeubles prirent des couleurs sombres, les portes défoncées et les vitres brisées. Sur les murs, des lambeaux de chair brûlée. Des dizaines de corps gisaient par terre. Une adolescente cherchait désespérément son petit frère descendu acheter des croissants et des petits pains au chocolat. (…) Par une journée de Ramadhan. Monotone. Climat lourd. Il y avait de la tension dans lair. Youcef venait de prendre un café, au journal où il bossait à ce moment-là, avec Allaoua, rédacteur en chef dun canard du soir pour lequel il avait travaillé. Ils descendirent ensemble pour se séparer à lentrée du journal d’Allaoua, doù venait de sortir Nacer, un ami journaliste en compagnie duquel Youcef allait rencontrer Abdelhak Benhamouda. Juste quelques phrases échangées avec le patron de la centrale syndicale, dans le bureau de celui-ci, quune déflagration se fit entendre. Encore une bombe ! On sen est habitué. Paroles de Benhamouda. Sur ces entrefaites, un proche collaborateur du chef syndicaliste entra pour annoncer : Cest à la Maison de la Presse ! Les deux journalistes, qui avaient eu le privilège de se faire accorder cet entretien, laissèrent tomber, oubliant tout. Ils dévalèrent les quatre étages du siège du syndicat pour s’élancer à une allure folle, ne faisant attention à rien autour, sur les trois cents mètres séparant la Maison du Peuple de la Maison de la Presse. Ils se retrouvèrent devant une scène de désolation. Les locaux du canard d’Allaoua en ruines. Deux cadavres découverts. Point d’Allaoua. « Quand il entre au journal, il a lhabitude de se diriger directement vers les télex », répétait Youcef, tout en cultivant une étincelle despoir que la voiture piégée n’ait pas percuté le mur de ce côté-là. Létincelle devint si faible lorsquon sut que le coin des télex, des fils des agences de presse, avait été le point dimpact de lexplosion et qu’Allaoua demeurait introuvable. (...) Cherif Berkache
Posted on: Wed, 06 Nov 2013 11:33:44 +0000

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