Journal 2 d’Antigone 466-64 Dimanche 30 juin, 19h56, quartier - TopicsExpress



          

Journal 2 d’Antigone 466-64 Dimanche 30 juin, 19h56, quartier de Gounghin. Je suis sur la terrasse de l’Hôtel Ibra et j’ai rendez-vous avec Saul à 20h. La nuit est tombée depuis un peu plus d’une heure. Quand je dis tombée, c’est tombée! Il n’y a pas eu de crépuscule, elle est arrivée d’un seul coup. Un vent frais balaie les sacs plastiques, les papiers, restes d’une journée de travail effacée. On se croirait dans un lieu habité par des esprits. Le vent annonce une pluie incertaine. Après le poids écrasant de la chaleur journalière, l’air fait du bien. La circulation est plus calme, les gens sont à l’œuvre chez eux, préparent leur repas ou déjà le consomment. Des poules picorent entre les détritus amoncelés aux abords des portails des cours closes par des murs, au-dessus desquels sont plantés des tessons de bouteilles verts, bruns, translucides. Des chats efflanqués pointent leur nez, ils se faufilent entre les voitures et les motos garées le long du boulevard. Les chiens ouagalais sortent aussi à la recherche de leur pitance. Ils traversent le goudron (la route) en ayant bien pris soin de regarder sur leur droite et leur gauche. Ils sont aussi les habitants de cette métropole archaïque pleine de bruits, de sons et de musiques. Ils se ressemblent tous, le museau allongé, presque pointu, leur regard est très doux un peu triste, ils sont fins, mais pas maigres, ont tous la même taille, sont très souvent fauves et marchent en tenant leur queue bien droite, comme une antenne qui leur signalerait un danger. Je pense à la NSA. On les entend très rarement aboyer. Ce sont des chiens de rue, ils n’ont pas de territoire, de maison à défendre, ils ne sont propriétaires que de leur propre vie, c’est certainement cela qui les rends plus pacifiques… Les chiens des cours eux aboient ! Le chien de rue ouagalais vit parallèlement au milieu des hommes et se nourrit de leurs restes. Je les trouve très beaux et attachant. La nuit est tombée et tout va bien, la vie va son train. La ville brille de la lueur orangée des lampes au sodium qui se trouvent au bord du goudron. Les lumières froides éclairent l’intérieur des boutiques et des maquis. Le son des musiques commence à reprendre ses droits sur celui de la circulation. Ouaga se prépare à passer sa soirée au bord des boulevards. Je suis assis avec Luc, un homme du quartier, il est électronicien. Nous mangeons des arachides grillées. Quand tu les décortiques, tes doigts sont tous noirs car elles sont grillées sur un brasero au bord de la route. Celui-ci me raconte comment, pour sa petite entreprise, il importe des éléments électroniques vendus par une société française. Il m’explique aussi que ces produits sont fabriqués en Chine et comment, non seulement il paye la taxe d’importation depuis la France, mais aussi la taxe d’importation de Chine incluse dans le prix de vente de la société française! Taxes que lui ne peut pas récupérer au Burkina Faso, car pour être compétitif, il doit casser les prix. L’importateur français (il n’aura pas droit au F majuscule) achète donc à bas prix en Chine un produit qu’il se contente d’exporter au Burkina Faso en se faisant une marge certainement honteuse… Un silence plane un instant entre nous, avant de laisser place à des mots de colère encore impuissants qui n’expriment, pour le moment, qu’un sentiment de scandale. Bref, nous passons un moment agréable, durant lequel je lui conseille d’aller à l’Ambassade chinoise, ce qu’il fera le lendemain même me déclare-t-il. Il est 20h40, et je suis toujours devant la porte de mon hôtel, à parler avec une personne qui me parle presque comme à son ami, j’attends toujours Saul. C’est dans cette ambiance que quelque chose d’extraordinaire, qui me raconte l’Afrique, ses mystères, sa magie, va se passer. Nous étions passés à un autre sujet et nos corps glissaient lentement le long de nos chaises en plastique, comme pour préparer la nuit qui allait suivre, quand tout à coup, nous entendons un choc lourd qui vient de derrière nous, un son mat qui lorsqu’on l’a entendu une fois dans sa vie est tellement caractéristique qu’on le reconnaît aussitôt sans avoir besoin de regarder : le choc d’un corps qui rencontre une voiture et qui s’écrase sur la route. Nous nous retournons et nous voyons un chien ouagalais, inerte, les pattes en l’air au milieu du goudron. Un silence étrange, ancien, sombre et plein d’une tristesse profonde s’abat sur notre périmètre, et tous, Luc, moi, le propriétaire de l’hôtel, sa belle-sœur, les voisins, ceux de l’autre côté du boulevard, les buveurs de bière du maquis, les femmes aux petites échoppes, et même les enfants, nous sentons reliés par un grand sentiment de peine. L’homme devient triste pour la bête, comme s’il reconnaissait en elle, à ce moment précis, un frère lointain, ou un cousin. Puis doucement la langue revient au centre de la vie : l’un a vu la voiture qui roulait à très grande vitesse, un autre dit heureusement que ce n’était pas une personne, un troisième, ou un enfant, un autre encore que le chauffeur a dû viser le chien, un cinquième que la vie est là jusqu’à ce que soudain la mort arrive, brusquement sans qu’on s’y attende, et blablabla. Mais tandis que la vie reprend sa place autour de la parole, tous, nous ne cessons de fixer ce chien ouagalais au milieu du carrefour, les pattes en l’air, reposant dans sa mort. Cinq ou six minutes s’écoulent, peut-être plus. Les voitures évitent le corps du chien fauve immobile dans sa nouvelle condition, comme par respect, par superstition peut-être, les motos aussi, et chacun, en secret, dans cette conversation philosophique, attend la suite : Qui va se lever pour enlever le corps, lui donner un lieu de repos plus respectueux ? Finalement, quelques minutes plus tard encore, de l’autre côté du boulevard à quatre voies, séparées par un terre-plein, une femme, bien sur, se lève. Elle s’approche de l’animal inerte, elle est à deux mètres, quand soudainement Luc lui crie de faire attention, que la bête pourrait mordre, et tous en chœur de lui dire que le chien est mort ! La femme arrive alors tout près du corps, se penche, va pour le ramasser, et soudain le chien ouagalais se réveille, se dresse sur ses quatre pattes et se met à courir de l’autre la route, comme si de rien ne s’était passé, sans geindre, sans boîter, comme s’il sortait juste de son sommeil Un soulagement sort de chacun d’entre nous et tous, sans rien nous dire, nous nous mettons à applaudir le chien qui prend un chemin de terre et disparaît entre les maisons, dans la nuit ouagalaise. Et tous nous reprenons notre activité, la préparation d’une longue nuit de rires, de bières, de paroles, un sourire sur les lèvres. Belle nuit, douce nuit ouagalaise, le chien nous est ressuscité… Je me rappelle alors l’histoire d’un ami. Il avait vu un match de foot important au Sénégal dans les années soixante. C’était la fin et il y avait un à zéro pour l’équipe qui recevait. Et tout d’un coup, à la dernière minute l’arbitre siffle un pénalty pour les visiteurs. Pendant que la foule hurlait sa colère dans le stade, en proférant de menaces, que le joueur se préparait à tirer pour marquer le but et ainsi égaliser, les sorciers de l’équipe qui avait concédé la faute se sont mis mi à danser et à chanter derrière les buts en secouant des gris-gris et battant du tambour. Jusque là, pas de problème, j’écoutais son histoire, jusqu’à ce qu’il ose me raconter, que le joueur avait tiré le pénalty et que le ballon arrivé près de la cage, avait brusquement changé de direction. Il avait bifurqué à quatre-vingt dix degrés… Quand Saul est arrivé, vers 21h15, je lui ai raconté le chien ouagalais, et il m’a dit : « Oui, c’est ça l’Afrique! »
Posted on: Thu, 04 Jul 2013 01:41:32 +0000

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