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« La Méditerranée, notre mer à tous » lemonde.fr/culture/article/2013/10/24/la-mediterranee-notre-mer-a-tous LE MONDE CULTURE ET IDEES | 24.10.2013 | Par Frédéric Joignot Je tremblais. Alors, il sest couché sur moi. Cest ainsi quil ma réchauffé sans savoir qui jétais. Il pesait lourd. Jétais sale, hirsute. Je pouvais être malade ou contagieux. Le reporter italien Fabrizio Gatti, primé pour son article sur le camp de rétention de Lampedusa en 2005, décrit dans Le Monde du 9 octobre comment un habitant de lîle de Lampedusa la sauvé, alors quil sétait jeté à la mer pour les besoins de son enquête. Cet homme, qui le prenait pour un migrant tombé dun bateau, sappelle Massimo Costanza. Il nest ni militant ni secouriste. Cest une personne ordinaire, écrit Gatti : un électricien, père de deux enfants. Lire lhommage de Fabrizio Gatti aux habitants de Lampedusa Depuis son sauvetage, le journaliste se demande pourquoi nous, les Européens, sommes incapables dempêcher ces milliers de migrants et leurs enfants de se noyer, sous nos yeux, chaque année, au large de lItalie. Pourquoi nous ne pouvons faire preuve dhumanité comme Massimo Costanza, lélectricien de Lampedusa. Pour le journaliste, le geste de compassion dun seul homme nous rappelle où se situe la raison face aux drames des migrations. Consulter notre carte : 4 000 migrants morts en Méditerranée depuis 2009 AU CŒUR DES CONVOITISES POLITIQUES Fabrizio Gatti est retourné à Lampedusa, début octobre, juste après le naufrage du 3 octobre, qui a fait 363 morts, dont 16 enfants. Ce drame a conduit le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, à se déplacer sur lîle, où il a été hué par les habitants. Dans la nuit du 11 au 12 octobre, une nouvelle embarcation a chaviré entre Malte et Lampedusa avec 250 personnes à son bord, 50 sont mortes. Gatti raconte : Les survivants disent que le bateau était plein de petits. Sept corps ont été récupérés, des enfants âgés de 6 mois, 1 an, 3 ans et 7 ans. Une mère a donné naissance à un fils quelques minutes avant le naufrage. Il na pas été retrouvé. Devant ces naufrages, le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius a déclaré, le 6 octobre : La Méditerranée ne peut pas rester un immense cimetière à ciel ouvert. Lexpression est terrible. Daprès le journaliste italien Gabriele Del Grande, créateur du site Fortress Europe, qui recense les mouvements des migrants en Méditerranée, elle est justifiée. Selon ses comptes, au moins 19 372 migrants sont décédés en mer depuis 1988. Il précise : Cest le chiffre confirmé, mais il est au-dessous de la réalité. Je fais des reportages autour de la Méditerranée depuis six ans, je note les noms de ceux qui sont partis. Beaucoup disparaissent en mer. Je pense quil y a trois fois plus de morts. Ce sont des chiffres dignes dune guerre. Sur la page daccueil de Fortress Europe, on lit en exergue : Voici lhistoire que nos enfants apprendront à lécole lorsque, sur leurs livres, on lira que dans les années 2000 les gens mouraient par milliers sur les mers de lItalie, et que par milliers ils furent arrêtés, puis déportés de nos villes. Pour lhistorien Salah Trabelsi, de luniversité Lumière-Lyon-II, il est intéressant de resituer le drame actuel sur le long terme : Une des particularités des îles méditerranéennes, explique-t-il, est davoir été au coeur des convoitises politiques et des hégémonies économiques et culturelles entre les différentes puissances de chaque rive. Cela continue. LIEU DE PASSAGE Située au large de la Sicile à 167 km des côtes tunisiennes, à 220 km de Malte et à 355 km de la Libye, Lampedusa, ajoute lhistorien, qui a codirigé louvrage Les Esclavages en Méditerranée. Espaces et dynamiques économiques (Casa de Velazquez, 2012), a toujours été un lieu de passage et de brassage, et un refuge : Dans sa description des îles de la Méditerranée dédiée au roi normand Roger II de Sicile (1095-1154), le géographe de Cordoue Al-Idrissi situe déjà Lampedusa à deux jours de navigation de la Tunisie à partir de la pointe de Kaboudia, lactuelle Chebba, autrement dit à un jet de pierre. Le géographe ajoute quelle est dotée dun port à labri de tous les vents, qui peut accueillir des flottes militaires importantes. Et des bateaux de migrants. Le vaste ensemble insulaire qui couvre, dOrient en Occident, plus de 100 000 km2, a été le cadre dune histoire commune tourmentée, fait remarquer Salah Trabelsi. Si la majeure partie des îles de la Méditerranée appartient aujourdhui aux Etats riverains des côtes européennes, il nen a pas toujours été ainsi : Durant de nombreux siècles, les îles du bassin occidental ont connu le règne des dynasties maghrébines et proche-orientales (comme la Sicile, la Sardaigne, les Baléares, Malte, la Corse, etc.). Sans parler des rives orientales, de Chypre et de la Crète, ou des îles de Kerkennah et de Djerba, qui furent aussi lobjet de plusieurs conquêtes chrétiennes. STATUT DE RÉFUGIÉ Spécialiste de lhistoire coloniale française, Nicolas Bancel précise de son côté que la Méditerranée, comme la montré Fernand Braudel, sappelle aussi la mer du milieu : Elle a toujours été un espace déchanges de toutes sortes, beaucoup plus quune frontière. De conflits aussi, et notamment, depuis des siècles, un lieu de passage pour les armées. Cest le cas lors des premières avancées musulmanes au VIIIe siècle, après le franchissement du détroit de Gibraltar en 711 et linstallation de gouverneurs arabes à Cordoue. Cest le cas encore des croisades vers Jérusalem, qui se déroulent en grande partie sur terre, mais qui passent aussi par la mer. Ce sont, plus proches de nous, les soldats coloniaux mobilisés pendant les guerres de 1870, 1914-1918 et 1939-1945, qui viennent combattre en France avant de repartir dans leur pays, via la Méditerranée. Nicolas Bancel remet en perspective les migrations actuelles. Ces migrations clandestines vers lEurope, dans des embarcations de fortune peuplées de gens pauvres qui traversent au prix de risques inouïs la Méditerranée, nont pas déquivalent par leur ampleur. Tout comme la vaste politique de regroupement des étrangers clandestins dans des lieux spécifiques, souvent dans des camps, que ce soit sur la partie nord du bassin méditerranéen ou au Maroc. AFFRONTEMENTS MARITIMES Selon lui, si la Méditerranée a parfois été un cimetière, cest à la suite daffrontements maritimes, nombreux à lépoque des croisades ou de lEmpire ottoman, ou encore à la période coloniale. Quant aux migrations, il faut constater quavant le XIXe siècle, affirme-t-il, elles nétaient pas clandestines, larrivée des migrants nétant pas contrôlée comme elle lest aujourdhui, ou alors très faiblement. Cest la révolution des transports qui modifie lampleur des flux migratoires, précise-t-il, tout comme la diversité de leurs origines. Pour lhistorien, les grandes migrations Nord-Sud mais aussi Sud-Nord commencent pendant la colonisation : Cest seulement en 1917 quest créée la carte de séjour. Quant au contrôle des migrants, surtout politique (surveillance des ouvriers européens communistes et des ressortissants coloniaux), il prend de lampleur dans les années 1920. La possibilité de fermer les frontières, ou dexclure les ressortissants étrangers, sera instituée lors de la grande crise économique des années 1930. Cest en effet, ajoute Bancel, en août 1932 quune loi établit le contingentement de limmigration. Cest dailleurs à la même période quapparaît le problème des réfugiés des dictatures européennes (Allemands, à partir de 1933, et Espagnols en 1937 et 1938), qui se heurtent à cette législation. Ainsi, en 1938 simposera la nécessité de définir le statut de réfugié. PARTIS POPULISTES Nicolas Bancel rappelle cependant aussitôt que, depuis lAntiquité, la mer du milieu a aussi beaucoup rapproché les populations et les cultures des deux rives de la Méditerranée : Cest ce dont témoigne lessor des ports, et notamment de Marseille, point névralgique par où ont transité le commerce avec laire méditerranéenne mais aussi des hommes de toutes nationalités. Selon Salah Trabelsi : Les chroniques historiques et les archives ecclésiastiques attestent de la présence, au coeur de lEurope, dune forte population allochtone. Au cours du XVIe siècle, environ 20 % de la population de Lisbonne était composée desclaves et daffranchis dorigine africaine. Cette ville était alors la plus africaine de la péninsule Ibérique. Malgré des heurts et des rivalités, des marchands juifs, musulmans et chrétiens simposèrent comme les acteurs dune nouvelle économie globalisée, et développèrent notamment la traite - à une grande échelle - de femmes et dhommes depuis le coeur de lAfrique vers les rivages maghrébins et euro-atlantiques. Ces itinérances de toutes sortes, comme les appelle lhistorien, nétaient pas seulement dordre économique. Les étudiants, les pèlerins et les savants de Méditerranée étaient, eux aussi, souvent de grands nomades : Les exemples de saint Augustin, évêque dHippone, dAverroès, le père de la rationalité occidentale, ou dIbn Khaldun (qui fut le premier penseur à fixer les bases de la sociologie moderne) rappellent la dimension culturelle des migrations et des brassages. UN CONTEXTE DE PERTE DES VALEURS Lexacerbation actuelle des partis populistes européens sur la question des migrants et des réfugiés mérite, elle aussi, un regard historique : Dans cette période de crise économique et sociale, où le sentiment diffus et confus dune perte des valeurs qui fondaient autrefois les identifications collectives se développe, la tentation de repli sur les valeurs nationales devient plus forte, et la crainte de létranger ainsi que celle du migrant peut être exploitée plus aisément, souligne Nicolas Bancel. Or, en Europe, le fait de désigner à la vindicte publique la figure de lArabe et du musulman est une ressource pluriséculaire. Cette dénonciation dun ennemi venu des rives opposées de la Méditerranée remonte à loin : Les croisades chrétiennes avaient donné lieu, déjà, à des représentations du Maure aux frontières de lhumain, poursuit Nicolas Bancel. Ajoutons le massacre dune cinquantaine dArabo-Orientaux et dArméniens, à Marseille, en 1620. Plus proches de nous, les campagnes xénophobes anti-Sidi [Sidi Boumediene] durant lentre-deux-guerres, les crimes racistes à répétition des années 1973 à 1975, ou encore la libération politique de thématiques ouvertement anti-immigrés par le Front national, procèdent de cette activation de la figure de létranger dangereux. Evidemment, tout ce passé pèse sur le présent et ne facilite pas un discours apaisé sur limmigration clandestine. Pour Gabriele Del Grande, la force actuelle du rejet européen est telle que les hommes politiques en viennent à renoncer au droit dasile. En Méditerranée, de très nombreux migrants fuient des pays en proie à des guerres intérieures et à des répressions violentes comme la Syrie, lErythrée, la Libye, la Somalie, la Tunisie, lEgypte. Ce sont des réfugiés, pas des envahisseurs. En Syrie, ils séchappent de lenfer, rappelle Del Grande. Mais lEurope ne veut pas deux, les patrouilles les guettent, alors ils empruntent des chemins périlleux. Et se noient. ÉMIGRATION EUROPÉENNE Del Grande ajoute : Nous sommes 500 millions en Europe et cette année 32 000 clandestins sont arrivés sur les côtes italiennes. Nous pourrions les accueillir dans lEurope tout entière en attendant que la situation de leur pays saméliore. Mais nous nous y refusons sous la pression de lextrême droite. Dautant que le mouvement migratoire nest pas à sens unique : Depuis que la crise nous a frappés, lEurope attire beaucoup moins les travailleurs des pays pauvres, affirme-t-il. En Espagne, on estime à 360 000 les étrangers qui ont quitté le pays en 2012, ajoutez 55 000 Espagnols. On assiste à des départs massifs en Italie, au Portugal et en Grèce, qui concernent tant des étrangers que des nationaux. Il faudra bientôt parler démigration européenne. Bien sûr, les partis de droite et de gauche républicaine, décidés à contrôler limmigration dans une Europe où sévit le chômage, refusent dêtre associés à des formations populistes. Selon eux, il faut que toute lEurope contribue dabord à mieux surveiller les mouvements en mer. Cest lenjeu du programme Eurosur, adopté le 10 octobre par le Parlement européen. Ce nouveau système de surveillance des frontières en temps réel par satellites, drones, radars et caméras est doté de 244 millions deuros. La commissaire européenne pour les affaires intérieures, Cecilia Malmström, sest félicitée le jour même de son activation, affirmant quEurosur permettra déviter des tragédies comme celle que nous venons de connaître. UN PRIX NOBEL DE LA PAIX? Mais, pour Gabriele Del Grande, on ne pourra jamais surveiller toute la navigation en Méditerranée. Les réfugiés passeront de toute façon. Le 9 octobre, le reporter Fabrizio Gatti a lancé une pétition sur le Web, afin que soit décerné le prix Nobel de la paix aux 6 000 habitants de Lampedusa, pour laide quils apportent aux réfugiés. Ils nont jamais, durant cette tragique décennie, perdu la raison et le sens commun qui ne fait pas de différences entre citoyens et clandestins, affirme-t-il, avant dajouter : Sur lîle, les habitants accueillent les naufragés comme ils peuvent, leur offrent de la nourriture, ils savent quils ne viennent pas pour leur voler leur travail. Mais ils sont dépassés par les événements. Ils pensent que le gouvernement italien et lEurope nont rien fait pour les aider. À LIRE La France arabo-orientale. Treize siècles de présences dirigé par Pascal Blanchard (La Découverte, 360 p., 55 euros). Bilal sur la route des clandestins de Fabrizio Gatti (Liana Levi, 2008). La Colonisation française de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès (Milan, Les Essentiels, 2012). Les Esclavages en Méditerranée. Espaces et dynamiques économiques de Fabienne P. Guillén et Salah Trabelsi (Casa de Velázquez, 2012).
Posted on: Sat, 26 Oct 2013 10:20:06 +0000

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