La crise du monde moderne - René Guénon. Chapitre VII : Une - TopicsExpress



          

La crise du monde moderne - René Guénon. Chapitre VII : Une civilisation matérielle - Pages 146 - 153. Pour les modernes, rien ne semble exister en dehors de ce qui peut se voir et se toucher, ou du moins, même sils admettent théoriquement quil peut exister quelque chose dautre, ils sempressent de le déclarer, non seulement inconnu, mais « inconnaissable », ce qui les dispense de sen occuper. Sil en est pourtant qui cherchent à se faire quelque idée dun « autre monde », comme ils ne font pour cela appel quà limagi-nation, ils se le représentent sur le modèle du monde terrestre et y transportent toutes les conditions dexistence qui sont propres à celui-ci, y compris lespace et le temps, voire même une sorte de « corporéité» ; nous avons montré ailleurs, dans les conceptions spirites, des exemples particulièrement frappants de ce genre de représentations grossièrement matérialisées; mais, si cest là un cas extrême, où ce caractère est exagéré jusquà la caricature, ce serait une erreur de croire que le spiritisme et les sectes qui lui sont plus ou moins apparentées ont le monopole de ces sortes de choses. Du reste, dune façon plus générale, lintervention de limagination dans les domaines où elle ne peut rien donner, et qui devraient normalement lui être interdits, est un fait qui montre fort nettement lincapacité des Occidentaux modernes à sélever au- dessus du sensible; beaucoup ne savent faire aucune différence entre « concevoir » et « imaginer», et certains philosophes, tels que Kant, vont jusquà déclarer « inconcevable » ou « impensable » tout ce qui nest pas susceptible de représentation. Aussi tout ce quon appelle « spiritualisme » ou « idéalisme » nest il, le plus souvent, quune sorte de matérialisme transposé; cela nest pas vrai seulement de ce que nous avons désigné sous le nom de « néo-spiritualisme », mais aussi du spiritualisme philosophique lui-même, qui se considère pourtant comme lopposé du matérialisme. A vrai dire, spiritualisme et matérialisme, entendus au sens philosophique, ne peuvent se comprendre lun sans lautre : ce sont simplement les deux moitiés du dualisme cartésien, dont la séparation radicale a été transformée en une sorte dantagonisme; et, depuis lors, toute la philosophie oscille entre ces deux termes sans pouvoir les dépasser. Le spiritualisme, en dépit de son nom, na rien de commun avec la spiritualité; son débat avec le matérialisme ne peut que laisser parfaitement indifférents ceux qui se placent à un point de vue supérieur, et qui voient que ces contraires sont, au fond, bien près dêtre de simples équivalents, dont la prétendue opposition, sur beaucoup de points, se réduit à une vulgaire dispute de mots. Les modernes, en général, ne conçoivent pas dautre science que celle des choses qui se mesurent, se comptent et se pèsent, cest à dire encore, en somme, des choses matérielles, car cest à celles-ci seulement que peut sappliquer le point de vue quantitatif; et la prétention de réduire la qualité à la quantité est très caractéristique de la science moderne. On en est arrivé, dans ce sens, à croire quil ny a pas de science proprement dite là où il nest pas possible dintroduire la mesure, et quil ny a de lois scientifiques que celles qui expriment des relations quantitatives ; le « mécanisme » de Descartes a marqué le début de cette tendance, qui na fait que saccentuer depuis lors, en dépit de léchec de la physique cartésienne, car elle nest pas liée à une théorie déterminée, mais à une conception générale de la connaissance scientifique. On veut aujourdhui appliquer la mesure jusque dans le domaine psychologique, qui lui échappe cependant par sa nature même; on finit par ne plus comprendre que la possibilité de la mesure ne repose que sur une propriété inhérente à la matière, et qui est sa divisibilité indéfinie, à moins quon ne pense que cette propriété sétend à tout ce qui existe, ce qui revient à matérialiser toutes choses. Cest la matière, nous lavons déjà dit, qui est principe de division et multiplicité pure ; la prédominance attribuée au point de vue de la quantité, et qui, comme nous lavons montré précédemment, se retrouve jusque dans le domaine social, est donc bien du matérialisme au sens que nous indiquions plus haut, quoiquelle ne soit pas nécessairement liée au matérialisme philosophique, quelle a dailleurs précédé dans le développement des tendances de lesprit moderne. Nous ninsisterons pas sur ce quil y a dillégitime à vouloir ramener la qualité à la quantité, ni sur ce quont dinsuffisant toutes les tentatives dexplication qui se rattachent plus ou moins au type « mécaniste»; ce nest pas là ce que nous nous proposons, et nous noterons seulement, à cet égard, que, même dans lordre sensible, une science de ce genre na que fort peu de rapport avec la réalité, dont la partie la plus considérable lui échappe nécessairement. A propos de « réalité », nous sommes amenés à mentionner un autre fait, qui risque de passer inaperçu pour beaucoup, mais qui est très digne de remarque comme signe de létat desprit dont nous parlons : cest que ce nom„ dans lusage courant, est exclusivement réservé à la seule réalité sensible. Comme le langage est lexpression de la mentalité dun peuple et dune époque, il faut conclure de là que, pour ceux qui parlent ainsi, tout ce qui ne tombe pas sous les sens est irréel », cest-à-dire illusoire ou même tout à fait inexistant ; il se peut quils nen aient pas clairement conscience, mais cette conviction négative nen est pas moins au fond deux-mêmes, et, sils affirment le contraire, on peut être sûr, bien quils ne sen rendent pas compte, que cette affirmation ne répond chez eux quà quelque chose de beaucoup plus extérieur, si même elle nest purement verbale. Si lon est tenté de croire que nous exagérons, on naura quà chercher à voir par exemple à quoi se réduisent les prétendues convictions religieuses de bien des gens : quelques notions apprises par cœur, dune façon toute scolaire et machinale, quils ne se sont nullement assimilés, auxquelles ils nont même jamais réfléchi le moins du monde, mais quils gardent dans leur mémoire et quils répètent à loccasion parce quelles font partie dun certain formalisme, dune attitude conventionnelle qui est tout ce quils peuvent comprendre sous le nom de religion. Nous avons déjà parlé plus haut de cette « minimisation » de la religion, dont le « verbalisme » en question représente un des derniers degrés; cest elle qui explique que de soi-disant « croyants », en fait de matérialisme pratique, ne le cèdent en rien aux « incroyants » ; nous reviendrons encore là-dessus, mais, auparavant, il nous faut en finir avec les considérations qui concernent le caractère matérialiste de la science moderne, car cest là une question qui demande à être envisagée sous différents aspects. Il nous faut rappeler encore, quoique nous layons déjà indiqué, que les sciences modernes nont pas un caractère de connaissance désintéressée, et que, même pour ceux qui croient à leur valeur spéculative, celle-ci nest guère quun masque sous lequel se cachent des préoccupations toutes pratiques, mais qui permet de garder lillusion dune fausse intellectualité. Descartes lui-même, en constituant sa physique, songeait surtout à en tirer une mécanique, une médecine et une morale; et, avec la diffusion de lempirisme anglo-saxon, ce fut bien autre chose encore ; du reste, ce qui fait le prestige de la science aux yeux du grand public, ce sont à peu près uniquement les résultats pratiques quelle permet de réaliser, parce que, là encore, il sagit de choses qui peuvent se voir et se toucher. Nous disions que le « pragmatisme » représente laboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré dabaissement; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un « pragmatisme » diffus et non systématisé, qui est à lautre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le « bon sens ». Cet utilitarisme presque instinctif est dailleurs inséparable de la tendance matérialiste le « bon sens » consiste à ne pas dépasser lhorizon terrestre, aussi bien quà ne pas soccuper de tout ce qui na pas dintérêt pratique immédiat; cest pour lui surtout que le monde sensible seul est « réel », et quil ny a pas de connaissance qui ne vienne des sens; pour lui aussi, cette connaissance restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le dire nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune place à lintelligence, sinon en tant quelle consent à sasservir à la réalisation de fins pratiques, à nêtre plus quun simple instrument soumis aux exigences de la partie inférieure et corporelle de lindividu humain, ou, suivant une singulière expression de Bergson, « un outil à faire des outils »; ce qui fait le « pragmatisme » sous toutes ses formes, cest lindifférence totale à légard de la vérité. Dans ces conditions, lindustrie nest plus seulement une application de la science, application dont celle-ci devrait, en elle-même, être totalement indépendante ; elle en devient comme la raison dêtre et la justification, de sorte que, ici encore, les rapports normaux se trouvent renversés. Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce nest en réalité rien dautre que le développement de lindustrie et du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes nont réussi quà sen faire les esclaves, comme nous le disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, sil est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues sous le nom de « division du travail », ne sest pas imposée seulement aux savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces derniers, tout travail intelligent est par-là rendu impossible; bien différents des artisans dautrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans cesse, dune façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin déviter la moindre perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont regardées comme représentant le plus haut degré du «progrès ». En effet, il sagit uniquement de produire le plus possible; on se soucie peu de la qualité, cest la quantité seule qui importe; nous revenons une fois de plus à la même constatation que nous avons déjà faite en dautres domaines la civilisation moderne est vraiment ce quon peut appeler une civilisation quantitative, ce qui nest quune autre façon de dire quelle est une civilisation matérielle.
Posted on: Tue, 19 Nov 2013 23:29:15 +0000

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