La pensée de l’Emir se limite-t-elle à l’art de la guerre, - TopicsExpress



          

La pensée de l’Emir se limite-t-elle à l’art de la guerre, à l’exégèse religieuse et à la poésie ? De récentes révélations sur la relation entre l’Emir et deux illustres saint-simoniens montrent que, loin de l’image de « mormon » qu’en donnent les photos de l’époque, il était en phase avec les idées révolutionnaires de son temps, même s’il fit un point d’honneur à respecter la promesse faite à Lamoricière, lors de sa reddition, de ne plus se consacrer qu’à la prière et aux études religieuses. C’est en tout cas le sens que donnent de récentes recherches à l’intimité de ses rapports avec Ferdinand de Lesseps et Ismaÿl Urbain. Thomas Ismaÿl Urbain, petit-fils d’une esclave noire de Guyane, chrétien et saint-simonien, converti à l’islam en Égypte à l’âge de 23 ans au plus fort de la mission d’Orient, par amour pour une Egyptienne, interprète militaire, était chargé par le ministre de la Guerre de la responsabilité de la détention de l’Émir à Pau, puis à Amboise. Cette relation révèle de nouvelles facettes de l’Emir. Des révélations d’autant plus précieuses qu’elles sont étalées sur une longue période : de 1852 jusqu’à leur dernière rencontre à Paris en 1865. L’Emir partage avec son « ange gardien » saint-simonien, une branche élitiste et industrialiste du socialisme, sa foi en un Islam ouvert et tolérant, une commune appartenance à l’islam, leur souci de réconcilier les fils d’Abraham et de faire entrer l’islam dans la modernité à partir d’une approche commune spirituelle, humaniste et résolument tournée vers l’avenir. A ce titre sont mis en valeur les efforts de l’Emir pour construire un « État moderne » : une armée régulière, formée, hiérarchisée, soldée, réglementée ; une instruction publique ; une monnaie ; une administration ; une justice ; un patrimoine ; un territoire unifié et sécurisé ; une capitale – centre de l’activité militaire, culturelle et économique (Tagdemt) – ; l’amorce d’une industrie « nationale » ; on note ses progrès dans l’édification d’un pouvoir central basé sur la noblesse religieuse et le djihad, nécessaire pour se garantir « l’appui des masses ». Les deux hommes se rencontrèrent la première fois le samedi 23 juin 1849, au château d’Amboise, où l’Emir Abdelkader est interné depuis le 8 novembre 1848, après avoir été séquestré à Toulon puis à Pau. Urbain est conquis par la personnalité de l’Emir : « Abdelkader n’est pas du tout fanatique mais très pieux. J’ai rencontré des idées très tolérantes chez un de ses khalifes nommé Si Kaddour et nous avons parlé de l’Islamisme à me réjouir le cœur. Et puis on éprouve un si grand plaisir à sentir qu’on console de nobles souffrances. » Aussi, « le caractère élevé et les manières aimables avaient dès les premiers jours conquis (son) estime, (son) admiration et (sa) sympathie». Les demandes d’ouvrages en langue arabe formulées par l’Emir, couvrent un large éventail d’intérêts : ouvrages de spiritualité, de philosophie, de littérature, de législation. Urbain exprime aussi sa très grande compassion pour le peuple algérien «si misérable et abandonné». Revenons au couple Urbain-Abdelkader. La proximité et les affinités des deux hommes dans leur pratique religieuse commune, vont entretenir ce que Michel Levallois appelle «une relation convergente» qui a pour socle « un islam enraciné dans la tradition muhammadienne, à la fois spirituel et intérieur, ouvert au monde, à sa diversité et à sa modernité »(*). Témoin de cette ouverture un premier acte intellectuel majeur : Le Moniteur universel du 9 juillet 1855 publie la Lettre aux Français, un document manuscrit que l’Emir avait remis au président de la Société asiatique dans laquelle il donne une appréciation des trois religions juive, chrétienne et musulmane et qui parut à Urbain « relever de la pensée d’un philosophe humanitaire et déiste ». Un an plus tard, dans la Revue de Paris du 1er avril 1856, Urbain publie un très long article intitulé « De la tolérance dans l’islamisme » dans lequel il se propose de rompre avec des « erreurs et des préjugés » qui entachaient, à tort, l’image de l’Islam et d’Abdelkader, jadis présenté, de son aveu même, comme un « sectaire implacable », « un sombre fanatique altéré de sang et de vengeance ». Cette contre-vérité fondit comme neige au soleil. Urbain reconnut avoir découvert pendant sa captivité la noblesse de ses sentiments, sa bienveillance, l’élévation de sa pensée et de ses sentiments, sa tolérance religieuse. Et de conclure par une longue citation extraite de la Lettre de l’Emir : « Ces trois religions n’en font qu’une… On pourrait les comparer aux enfants d’un même père, qui sont nés de mères différentes… si les musulmans et les chrétiens voulaient m’en croire, ils se mettraient d’accord ; ils se traiteraient en frères … ». Le second saint-simonien proche de l’Emir est Ferdinand de Lesseps. Ils se rencontrèrent pour la première fois à Pau. Lesseps en chemin rend visite à l’interné pour marquer son adhésion au mouvement constitué pour exiger sa libération. Le contact entre les deux hommes est excellent. Plus tard, confronté à des difficultés de main-d’œuvre, Lesseps, en quête d’ouvriers syriens, se rend à Damas où Abdelkader le reçoit triomphalement. C’est leur deuxième rencontre. L’Emir, entièrement converti au canal, s’engage à en faciliter la bonne image et l’exécution. L’Emir, à trois reprises présent sur le chantier du canal, répand la bonne parole. Le spectacle des travaux l’émerveille. Le 17 novembre 1869, il est son invité, aux côtés du khédive Ismaÿl, de l’impératrice Eugénie, de l’Empereur d’Autriche et d’une pléiade de personnalités venues de toutes les cours et chancelleries de la très chrétienne Europe, pour l’inauguration du canal de Suez, œuvre d’un ingénieur saint-simonien, Ferdinand de Lesseps. Ce dernier était allé le visiter à Pau en 1848, l’avait revu à plusieurs reprises et l’avait fait traiter généreusement par la Compagnie du canal. Il l’avait convaincu de l’utilité du projet et l’Emir avait accepté, par profonde conviction et surtout pour la force du symbole, de s’en faire le propagandiste auprès des autorités égyptiennes et des ouvriers du chantier. « Peu nombreux sont ceux qui savent que, sans son appui à Ferdinand de Lesseps, le canal n’aurait jamais été percé. C’est Abdelkader, alors en retraite à Médine et à La Mecque en 1863-1864, qui convainc les autorités religieuses de la région du bénéfice que les peuples arabes tireraient de cet isthme terrestre reliant l’Orient et l’Occident », tient à préciser Bruno Etienne (**). La présence de l’Emir au canal est internationalement remarquée et saluée, inscrite sans conteste dans la modernité. Urbain pensait être fidèle à la grande figure de l’Emir en se proposant de faire aimer la France par les indigènes d’Algérie, « à force de bienfaits ». Il se voulait le continuateur de son combat, pacifique celui-là, contre l’Algérie coloniale et pour la construction d’une Algérie franco-musulmane. En 1882, deux ans avant sa mort, la réalité coloniale s’imposait avec cynisme : le décret dit « du rattachement » faisait de l’Algérie un territoire français à part entière, mais après qu’eurent été prises les précautions contre les indigènes, c’est-à-dire le décret instituant les 27 mesures dérogatoires du code de l’indigénat. Urbain dénonça cette imposture avec des accents anticolonialistes. A la mort d’Abdelkader, à Damas, le 26 mai 1883, Urbain rédigea une nécrologie pour Le Journal des Débats dans laquelle il rend hommage au guerrier courageux qui avait accepté sa défaite et « qui, sans rien perdre de sa fierté native et de sa foi, s’était efforcé d’empêcher de nouveaux et sanglants conflits entre chrétiens et musulmans ». Dans un second article, publié le 15 juin, il stigmatisa la politique de la France en Algérie qui a rendu un hommage unanime à Abdelkader, mais qui n’en a pour autant tiré aucun enseignement : « L’Emir Abdelkader est pour tous les musulmans algériens un saint et un héros… les Indigènes diront qu’Abdelkader est bien mort puisqu’on les persécute sans pitié. » Urbain mourut à Alger, huit mois après l’Emir, le 30 janvier 1884, salué par quelques-uns comme le défenseur des Arabes, calomnié par les autres comme un renégat, un apostat, un traître à sa religion et à son pays. Abdelkader n’est pas un illuminé. C’est un homme de son temps, alliant à merveille spiritualité et engagements. Dans l’ensemble, s’il suivit la voie soufie, le tasawwuf, la voie akbarienne, à la « quête de la proximité divine, de la connaissance de Dieu et de la Sagesse », il ne se refusa pas aux sollicitations du pouvoir temporel : il accepta de prendre la tête de la résistance aux envahisseurs, de devenir « Commandeur des croyants », chef de guerre, de protéger les chrétiens de Syrie, de soutenir « le chantier du siècle », de veiller aux intérêts de sa famille et de ses compatriotes algériens immigrés en Syrie.
Posted on: Wed, 24 Jul 2013 14:35:25 +0000

Trending Topics



Recently Viewed Topics




© 2015