La pente de la rêverie. Amis, ne creusez pas vos chères - TopicsExpress



          

La pente de la rêverie. Amis, ne creusez pas vos chères rêveries ; Ne fouillez pas le sol de vos plaines fleuries ; Et quand soffre à vos yeux un océan qui dort, Nagez à la surface ou jouez sur le bord. Car la pensée est sombre ! Une pente insensible Va du monde réel à la sphère invisible ; La spirale est profonde, et quand on y descend, Sans cesse se prolonge et va sélargissant, Et pour avoir touché quelque énigme fatale, De ce voyage obscur souvent on revient pâle ! Lautre jour, il venait de pleuvoir, car lété, Cette année, est de bise et de pluie attristé, Et le beau mois de mai dont le rayon nous leurre, Prend le masque davril qui sourit et qui pleure. Javais levé le store aux gothiques couleurs. Je regardais au loin les arbres et les fleurs. Le soleil se jouait sur la pelouse verte Dans les gouttes de pluie, et ma fenêtre ouverte Apportait du jardin à mon esprit heureux Un bruit denfants joueurs et doiseaux amoureux. Paris, les grands ormeaux, maison, dôme, chaumière, Tout flottait à mes yeux dans la riche lumière De cet astre de mai dont le rayon charmant Au bout de tout brin dherbe allume un diamant ! Je me laissais aller à ces trois harmonies, Printemps, matin, enfance, en ma retraite unies ; La Seine, ainsi que moi, laissait son flot vermeil Suivre nonchalamment sa pente, et le soleil Faisait évaporer à la fois sur les grèves Leau du fleuve en brouillards et ma pensée en rêves ! Alors, dans mon esprit, je vis autour de moi Mes amis, non confus, mais tels que je les vois Quand ils viennent le soir, troupe grave et fidèle, Vous avec vos pinceaux dont la pointe étincelle, Vous, laissant échapper vos vers au vol ardent, Et nous tous écoutant en cercle, ou regardant. Ils étaient bien là tous, je voyais leurs visages, Tous, même les absents qui font de longs voyages. Puis tous ceux qui sont morts vinrent après ceux-ci, Avec lair quils avaient quand ils vivaient aussi. Quand jeus, quelques instants, des yeux de ma pensée, Contemplé leur famille à mon foyer pressée, Je vis trembler leurs traits confus, et par degrés Pâlir en seffaçant leurs fronts décolorés, Et tous, comme un ruisseau qui dans un lac sécoule, Se perdre autour de moi dans une immense foule. Foule sans nom ! chaos ! des voix, des yeux, des pas. Ceux quon na jamais vus, ceux quon ne connaît pas. Tous les vivants ! - cités bourdonnant aux oreilles Plus quun bois dAmérique ou des ruches dabeilles, Caravanes campant sur le désert en feu, Matelots dispersés sur locéan de Dieu, Et, comme un pont hardi sur londe qui chavire, Jetant dun monde à lautre un sillon de navire, Ainsi que laraignée entre deux chênes verts Jette un fil argenté qui flotte dans les airs ! Les deux pôles ! le monde entier ! la mer, la terre, Alpes aux fronts de neige, Etnas au noir cratère, Tout à la fois, automne, été, printemps, hiver, Les vallons descendant de la terre à la mer Et sy changeant en golfe, et des mers aux campagnes Les caps épanouis en chaînes de montagnes, Et les grands continents, brumeux, verts ou dorés, Par les grands océans sans cesse dévorés, Tout, comme un paysage en une chambre noire Se réfléchit avec ses rivières de moire, Ses passants, ses brouillards flottant comme un duvet, Tout dans mon esprit sombre allait, marchait, vivait ! Alors, en attachant, toujours plus attentives, Ma pensée et ma vue aux mille perspectives Que le souffle du vent ou le pas des saisons Mouvrait à tous moments dans tous les horizons, Je vis soudain surgir, parfois du sein des ondes, A côté des cités vivantes des deux mondes, Dautres villes aux fronts étranges, inouïs, Sépulcres ruinés des temps évanouis, Pleines dentassements, de tours, de pyramides, Baignant leurs pieds aux mers, leur tête aux cieux humides. Quelques-unes sortaient de dessous des cités Où les vivants encor bruissent agités, Et des siècles passés jusquà lâge où nous sommes Je pus compter ainsi trois étages de Romes. Et tandis quélevant leurs inquiètes voix, Les cités des vivants résonnaient à la fois Des murmures du peuple ou du pas des armées, Ces villes du passé, muettes et fermées, Sans fumée à leurs toits, sans rumeurs dans leurs seins, Se taisaient, et semblaient des ruches sans essaims. Jattendais. Un grand bruit se fit. Les races mortes De ces villes en deuil vinrent ouvrir les portes, Et je les vis marcher ainsi que les vivants, Et jeter seulement plus de poussière aux vents. Alors, tours, aqueducs, pyramides, colonnes, Je vis lintérieur des vieilles Babylones, Les Carthages, les Tyrs, les Thèbes, les Sions, Doù sans cesse sortaient des générations. Ainsi jembrassais tout : et la terre, et Cybèle ; La face antique auprès de la face nouvelle ; Le passé, le présent ; les vivants et les morts ; Le genre humain complet comme au jour du remords. Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre, Le pélage dOrphée et létrusque dÉvandre, Les runes dIrmensul, le sphinx égyptien, La voix du nouveau monde aussi vieux que lancien. Or, ce que je voyais, je doute que je puisse Vous le peindre : cétait comme un grand édifice Formé dentassements de siècles et de lieux ; On nen pouvait trouver les bords ni les milieux ; A toutes les hauteurs, nations, peuples, races, Mille ouvriers humains, laissant partout leurs traces, Travaillaient nuit et jour, montant, croisant leurs pas, Parlant chacun leur langue et ne sentendant pas ; Et moi je parcourais, cherchant qui me réponde, De degrés en degrés cette Babel du monde. La nuit avec la foule, en ce rêve hideux, Venait, sépaississant ensemble toutes deux, Et, dans ces régions que nul regard ne sonde, Plus lhomme était nombreux, plus lombre était profonde. Tout devenait douteux et vague, seulement Un souffle qui passait de moment en moment, Comme pour me montrer limmense fourmilière, Ouvrait dans lombre au loin des vallons de lumière, Ainsi quun coup de vent fait sur les flots troublés Blanchir lécume, ou creuse une onde dans les blés. Bientôt autour de moi les ténèbres saccrurent, Lhorizon se perdit, les formes disparurent, Et lhomme avec la chose et lêtre avec lesprit Flottèrent à mon souffle, et le frisson me prit. Jétais seul. Tout fuyait. Létendue était sombre. Je voyais seulement au loin, à travers lombre, Comme dun océan les flots noirs et pressés, Dans lespace et le temps les nombres entassés ! Oh ! cette double mer du temps et de lespace Où le navire humain toujours passe et repasse, Je voulus la sonder, je voulus en toucher Le sable, y regarder, y fouiller, y chercher, Pour vous en rapporter quelque richesse étrange, Et dire si son lit est de roche ou de fange. Mon esprit plongea donc sous ce flot inconnu, Au profond de labîme il nagea seul et nu, Toujours de lineffable allant à linvisible... Soudain il sen revint avec un cri terrible, Ébloui, haletant, stupide, épouvanté, Car il avait au fond trouvé léternité.
Posted on: Sat, 09 Nov 2013 02:28:26 +0000

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