Les Frères musulmans égyptiens pris au piège du pluralisme En - TopicsExpress



          

Les Frères musulmans égyptiens pris au piège du pluralisme En contradiction avec leurs engagements, les Frères musulmans vont présenter un candidat à l’élection présidentielle —une décision arrachée par cinquante-six voix contre cinquante-deux au sein de leur direction. Cela n’a fait qu’aggraver les divisions de l’organisation, victime de ses relations compliquées avec les militaires et de la concurrence des groupes salafistes. C’est une éclatante victoire qu’a remportée la confrérie des Frères musulmans aux élections parlementaires de 2011-2012 en Egypte. Elle a rassemblé près de 47 % des suffrages et 235 sièges sur 498, tandis que les partis salafistes enlevaient environ 28 % des voix, obtenant ainsi 123 députés. Désormais en position de force dans les instances parlementaires, les Frères musulmans doivent pourtant relever quatre défis inédits, qui menacent l’organisation : les conséquences de leur entrée dans l’arène politique, directement « aux affaires » ; les difficultés provoquées par leurs évolutions politiques et intellectuelles ; leurs contradictions internes ; et la pression du salafisme. Tout au long de leur histoire — l’organisation a été créée en 1928 par Hassan Al-Banna —, les Frères ont noué des alliances pragmatiques avec des forces et des pouvoirs différents. Celui du roi Farouk, monté sur le trône en 1936 ; celui des Officiers libres qui le renversent en 1952 (la confrérie se retournera à partir de 1954 contre Gamal Abdel Nasser et subira une terrible répression) ; ou celui du président Anouar El-Sadate, après 1970. Ce dernier les instrumentalisa pour lutter contre les nassériens et la gauche. Après 1981 et l’accession de M. Hosni Moubarak à la présidence, leurs rapports avec le raïs ont oscillé entre compromis, tolérance partielle et répression sélective. Ainsi, les Frères, qui n’ont jamais été reconnus comme une force légale, ont pu obtenir 20 % des sièges lors des élections législatives de 2005 (ils ont été élus en tant qu’« indépendants »), avant d’être privés de toute représentation lors du scrutin parlementaire de décembre 2010. Ces accords tactiques étaient de notoriété publique et l’ancien Guide suprême des Frères — entre 2004 et 2009 —, M. Mohammed Mahdi Akef, les a lui-même reconnus. Ils témoignent de la grande souplesse de l’organisation, mais ils ont aussi nui à son image de force d’opposition. La tradition du compromis s’est poursuivie après la chute de M. Moubarak en février 2011, lorsque le Conseil suprême des forces armées (CSFA) a pris le pouvoir. Comme les Frères musulmans, le CSFA a joué un rôle ambigu durant la période révolutionnaire ; il est hostile à la démocratie ; il est une force du passé. Toutefois, la lune de miel n’a pas duré. Elle risque même de se transformer en affrontement, pour trois raisons essentielles : en novembre 2011, les Frères ont rejeté le projet de Constitution présenté par M. Ali Al-Salmi, alors vice-premier ministre, qui aurait assuré à l’armée une immunité pour l’avenir ; ils se refusent à accorder un rôle politique majeur aux généraux dans la future organisation constitutionnelle ; enfin, sous la pression de la rue, ils demandent un vrai procès pour l’ancien président Moubarak, alors que le CSFA préférerait un jugement de façade qui laisserait dans l’ombre les responsabilités de ses membres. Les Frères pourraient être tentés de suivre la voie du Parti de la justice et du développement (AKP) turc, qui avait accepté un système dans lequel les généraux jouaient un rôle important, avant de les pousser doucement vers la sortie. Mais en ont-ils la capacité ? Le mouvement a été marqué par son insistance sur la daawa (appel à l’éducation musulmane) et par son message qui vise, à terme, l’établissement d’un califat islamique. Sa décision de créer en 2011, pour la première fois de son histoire, un parti politique national, le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), le force non seulement à quitter le terrain confortable de l’opposition, mais aussi à renoncer à certaines de ses prétentions universelles et à répondre aux aspirations d’une partie de ses électeurs dans les domaines de l’emploi, de l’éducation, de la santé, de la corruption, des transports, etc. Tâche difficile, alors qu’une partie de ses militants et sympathisants s’en tiennent aux principes anciens, ce qui, avec le conflit de générations, aggravera les contradictions au sein de la confrérie. D’autant que celle-ci n’a plus de théoriciens de valeur, capables de penser l’ère nouvelle : depuis la disparition de son fondateur, Al-Banna — un organisateur plus qu’un penseur —, et de l’influent Sayyed Qotb, pendu en 1966, il ne reste plus qu’un prédicateur vieillissant, le cheikh Youssef Al-Qaradaoui (né en 1926), rendu célèbre par la chaîne Al-Jazira sur laquelle il officie, mais qui s’est montré très critique depuis quelques mois sur la tactique politique des Frères et leur volonté de monopoliser le pouvoir. Autre problème pour l’organisation : la renaissance du pluralisme en Egypte, qui se reflète en son sein même. Certains membres appartiennent à la vieille garde, d’autres à la nouvelle génération, souvent plus ouverte ; certains sont d’orientation soufie, d’autres salafiste (Le salafisme est un courant très divers. Il prône un retour aux pratiques du prophète Mohammed et de ses premiers compagnons (salaf signifiant « ancêtre » en arabe) et une lecture littérale du Coran. Le soufisme est un mouvement mystique organisé en confréries fondées par des maîtres spirituels. ). Or l’organisation a été incapable, au cours de son histoire, de s’engager dans des débats publics, préférant toujours nier les désaccords. L’une des questions essentielles qui la divisent porte sur la souveraineté : ressort-elle au peuple ou à Dieu ? Et, par là même, que signifie la démocratie ? Alors que les jeunes Frères et l’aile ouverte du mouvement affirment leur adhésion à la démocratie et à la citoyenneté, la vieille génération s’en tient à la hakimiyyah, la souveraineté divine. Diversité ou divisions ? Les déclarations dissonantes qui ont émané des rangs de la confrérie depuis la chute de M. Moubarak ne relèvent pas d’un double langage, mais traduisent sa diversité interne. Ces divisions pourraient menacer son existence. Elles rappellent les évolutions de l’Union socialiste arabe (USA) mise en place par Nasser dans les années 1960, qui incluait des courants politiques allant de l’extrême gauche à l’extrême droite. Avec l’ouverture permise par Sadate dans les années 1970, l’USA s’était fractionnée en plusieurs partis. Ces divisions existaient chez les Frères depuis au moins une quinzaine d’années, mais la révolution les a fait éclater au grand jour, avec la reconnaissance officielle, en février 2011, après vingt ans d’attente, d’Al-Wasat (« Le centre »), version égyptienne de l’AKP turc. Ce parti dirigé par M. Abou Al-Ala Madi reflète les aspirations d’une génération entrée en politique dans les années 1970, après la période des grandes répressions. Il adhère aux valeurs de démocratie, de citoyenneté et de promotion des femmes, et défend une conception de l’islam compatible avec la modernité. Al-Wasat représente la première scission des Frères depuis leur fondation en 1928. Une seconde scission s’est produite lorsque M. Mohamed Habib, le premier adjoint du Guide suprême, M. Mohammed Badie, a créé le Parti de la renaissance (PR), en juillet 2011. Cette organisation est proche de celle de M. Madi, et M. Habib appartient intellectuellement à la même génération, malgré son âge — il a plus de 60 ans. Il s’était présenté contre M. Badie pour le poste de Guide suprême en 2009, et avait été battu lors d’élections contestées. Bien que M. Badie et lui aient rejoint la confrérie à la même époque, ils diffèrent totalement en termes de pensée et d’orientation politique, le premier étant le promoteur d’un « islam civilisationnel » et l’autre plus proche de la pensée de Qotb. La troisième scission a eu lieu quand M. Abdel Moneim Aboul Fotouh, membre du bureau d’orientation des Frères, s’est présenté, sans l’aval de l’organisation, à l’élection présidentielle de 2012. M. Aboul Fotouh représente une faction rebelle et forte au sein des Frères, une génération « colombe » qui est restée dans l’organisation et fera campagne pour lui lors de l’élection. Un autre proche des Frères, M. Mohamed Al-Awa, est lui aussi entré en campagne. Cette multitude de prétendants a amené l’organisation à présenter, en contradiction avec ses engagements, un candidat à la présidentielle : l’homme d’affaires Khairat Al-Shater, d’abord, puis, après la disqualification de celui-ci par les autorités, M. Mohamed Morsi. Cette décision, arrachée au majliss al-choura (conseil consultatif) par une courte majorité de sa centaine de membres — ces dissensions étant un fait sans précédent dans l’histoire des Frères —, n’a cependant pas mis fin aux fractures internes. Et cela au moment même où les relations entre les Frères et le CSFA se tendaient, notamment après le refus de ce dernier de dissoudre le gouvernement et de permettre à l’Assemblée nationale d’en nommer un nouveau. Par ailleurs, l’organisation doit affronter le danger d’une salafisation — même si les salafistes sont eux-mêmes perméables à l’influence des Frères et à leur vision de la politique. Le Guide suprême, comme certains anciens, est profondément influencé par le salafisme. C’est pourquoi, lorsqu’il a été élu, avant la révolution, M. Badie a déclaré qu’il mettrait l’accent sur la daawa. Cette orientation a permis aux salafistes de jouer un rôle plus grand, sous le parapluie des Frères, dès les années 1970. Ils ont contribué au succès de l’organisation durant l’ère Moubarak, notamment lors des élections dans les zones rurales. Ils ont fait profiter la confrérie de la puissance de leurs œuvres de bienfaisance comme de leur contrôle de nombre de mosquées. Il est donc erroné de prétendre que les salafistes s’étaient désintéressés de la politique sous M. Moubarak. Cependant, après la révolution de 2011, ils ont créé leurs propres partis politiques et se sont soustraits à la domination des Frères. Il reste encore néanmoins des salafistes hésitants, en particulier la faction qui soutient le cheikh Hazem Salah Abou Ismail, dont la candidature à l’élection présidentielle a été rejetée par la commission électorale. M. Abou Ismail est lui-même l’exemple de ces personnalités qui ont un pied chez les Frères et un autre chez les salafistes. Mais la principale évolution risque de venir des groupes salafistes eux-mêmes, plus pragmatiques. On les voit émerger dans le plus puissant de leurs partis, Al-Nour, qui a obtenu cent sept députés, alors que d’autres formations, comme le Parti de la construction et du développement, aile politique des Gamaa Al-Islamiya, sont proches du djihadisme. Au sein d’Al-Nour, des dirigeants comme MM. Nader Bakar, Mohamed Nour ou Yossari Hammad ont des affinités avec la jeune génération des Frères. Cette similitude entre le PLJ et Al-Nour va déterminer l’avenir des deux partis. Forcés d’adopter une politique plus pragmatique, ils risquent de décevoir leurs bases — qui, notamment dans les campagnes, ont voté pour le « califat islamique », la « libération de la terre de Palestine » ou l’application de la charia —, sans être à même de répondre aux attentes dans le domaine économique et social. Et de perdre l’élan qui a permis leur triomphe aux élections législatives.
Posted on: Wed, 19 Jun 2013 05:05:58 +0000

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