NO LE TIREN AL "EDITOR" Pierre Assouline C’est un rouage - TopicsExpress



          

NO LE TIREN AL "EDITOR" Pierre Assouline C’est un rouage essentiel de la rentrée littéraire mais vous ne le verrez pas, vous ne saurez pas son nom et vous ignorerez à quoi il ressemble. Pas un des quelque cinq cents romans français et étrangers mis en circulation actuellement qui ne porte son empreinte invisible. Il est tellement mystérieux que sa fonction ne porte même d’intitulé précis en français. Comment l’appelle-t-on ? On ne l’appelle pas. C’est dire s’il est discret, secret même. En anglais, on dit qu’il l’est l’editor, pour mieux le distinguer du publisher. Le premier travaille sur les textes, le second dirige la boîte. L’un lit, l’autre compte. Celui qui murmure à l’oreille des auteurs et celui qui gueule sur les employés. En français, malheureusement, un mot unique désigne les deux fonctions « éditeur ». Ce qui crée la confusion. On pourrait dire « directeur littéraire » mais cela ne va pas car le plus souvent, ce gradé du haut du haut personnel de l’édition n’intervient guère directement sur le manuscrit. Alors autorisons-nous l’anglicisme à peine abusif, disons editor et basta ! Parfois, on s’étrangle à la lecture de certains romans. On se dit que là, « il » aurait dû intervenir ; on ne comprend pas que plus loin il ait passé cela. Ainsi, ces jours-ci, en lisant le très réussi roman de Karine Tuil L’invention de nos vies, on regrette que son soldat inconnu des Lettres ne lui ait pas conseillé de supprimer cette affèterie devenu tic d’écriture : » ce corps qui désire posséder/jouir/désirer » ou « cet appartement sobre/chic/bourgeois » ou » « ce qui était important pour elle : être connue/ reconnue/aimée/valorisée/vue ». Avec Les renards pâles, on ne comprend pas que, malgré le contexte etc, « il » n’ait pas suggéré à Yannick Haënel de renoncer à écrire : « Lorsque plus personne n’a de papiers, est-il encore possible de repérer les sans-papiers ? » ce qui eut été difficile, il est vrai, car c’est la phrase-clé. Pour le Moment d’un couple de Nelly Alard, que n’a-t-il imposé de supprimer, entre autres, malgré ce qu’il y a avant et après : « To be or not to be. Etre ou ne pas être. Vivre, ou mourir. Sucer ou ne pas sucer ». Et pour L’échange des princesses, si précis et si précieux, que n’a-t-il poussé à l’émonder de ses « cet enfoiré de Villeroy », et autres « vous êtes un as » qui ne fleurent pas vraiment le siècle des Lumières comme le reste. Et pour la Claire-fontaine, que n’a-t-il fait admettre à David Bosc que son beau récit est gâté par d’énigmatiques affèteries telles que « un bonheur silencieux dont on serait la coupe ». Quant à de Denis Tillinac, il aurait pu lui faire faire l’économie de « En moi les portes de l’amour ne s’ouvrent que si je m’agenouille dans une église, ou me fige dans la contemplation d’une œuvre » pour sa Nuit étoilée. Etc, etc Guère de livres, d’auteurs, de maisons d’édition qui y échappent. Et quand « il » laisse passer, c’est d’autant plus regrettable que cela jette une ombre sur un bon livre. Si Proust avait eu un editor, aurait-il laissé passer les vertèbres sur le front de la tante Léonie, et la Recherche y aurait-elle perdu ? Enfin, quoi ! Un editor, cela sert à ça, justement ! Ce n’est pas de la censure : juste un conseil avisé mais fermement tenu jusqu’à ce que l’auteur soit convaincu. Souvent, cela va plus loin : réorganisation du plan, suppression d’un chapitre, restructuration, souci de cohérence du récit, correction d’une syntaxe fautive, toutes choses qui interviennent en amont du travail du correcteur et de celui du réviseur. C’est dire son rôle est décisif car il apporte le premier vrai regard critique sur le texte. J’y repensais en recevant l’édition de poche de Ciseaux (210 pages, 7,20 euros, Pocket), troisième roman, astucieux et ravageur, de Stéphane Michaka paru il y a un an chez Fayard. Il y raconte sans voile l’étrange relation nouée pendant des années entre Raymond Carver l’écrivain-culte américain par excellence, et son editor Gordon Lish qui commença par publier ses nouvelles dans Esquire avant d’aller plus loin. L’affaire a éclaté lorsque, des années après la mort de Carver, son editor, qui a tout de l’écrivain frustré celui-là (pas le cas de tous, il s’en faut), a cru bon révéler publiquement l’ampleur de son travail sur les manuscrits de l’icône littéraire Carver. On ne pouvait qu’en déduire qu’il l’avait tellement réécrit, émondé, trituré, peaufiné, lishé pour tout dire, que les nouvelles étaient davantage de sa plume que de celle de son ami. Et qu’au fond, il en était l’auteur. Michaka raconte ce charcutage avec humour et finesse, sans oublier le rôle de la veuve abusive (pléonasme, elles le sont toujours, par principe, surtout du vivant du grand homme). Il ne s’agit pas d’une fiction biographique mais de l’exploration de cette douce folie par laquelle un homme rongé par l’alcool, qui s’enbourbonnise à mort faute d’être reconnu pour ce qu’il est, tente d’échapper à sa condition par l’écriture – avant d’y être ramené par un editor qui a voulu passer du statut de Pygmalion à celui de Méphisto. Le piquant de l’affaire est dans la parution très attendue de Ciseaux aux Etats-Unis chez Random House (Nan A. Talese/ Doubleday). Le texte, excellemment traduit par John Cullen du point de vue de l’auteur, est le même, mais pas la « Note de l’auteur » en liminaire. Disons qu’elle a été légèrement… « édité ». Jugez-en par vous-même : « Ciseaux est une œuvre de fiction. L’intrigue de ce roman est librement inspirée de la relation entre Raymond Carver et son éditeur Gordon Lish. Les propos des personnages, tous comme les quatre nouvelles insérées dans Ciseaux, sont de mon invention. Pour un aperçu non fictionnel de la vie de Raymond Carver, on se reportera à la bibliographie en fin de volume ». Et cela devient, à l’insu de l’auteur, une fois passé à la moulinette du principe de précaution : »Scissors is a work of fiction. Although I have used some publicly known facts from Raymond Carver’s life and from his relationship with his editor, Gordon Lish, the characters in this novel are loosely based, rather than closely modeled, on real-life figures. My character’s words, as well as the four short stories included in Scissors, are all my invention. For nonfictionnal surveys of Raymond Carver’s life and work, which will no doubt continue to inspire readers and writers alike, the reader is directed to the selected bibliography at the end of this volume. » La blogosphère s’est la première emparée de Scissors et a salué ses qualités. Des sites connus et des blogs parfois confidentiels, animés par des bénévoles, lui ont consacré de longues analyses, parfois même des mini-essais eu égard à ce qui se joue dans le roman. Surtout à une époque où tant le rôle de l’editor que celui du publisher sont contestés sinon récusés par les partisans de l’autoédition (et malgré l’affaire Carver, ne tirez pas sur l’editor !) Un seul grand journal, on ne peut plus professionnel puisque c’est l’organe de la profession, l’a étrillé : Publisher’s weekly. Et pourquoi pas ? Dix lignes assassines, anonymes bien sûr, mais qui lui reprochent d’avoir inséré quatre nouvelles de Carver dans son propre texte, ce qui prouve que le critique n’avait même pas lu la note de l’auteur. Faut-il y voir un signe des temps ? Stéphane Michaka en tire, lui, une leçon : “Si vous avez la chance de publier un roman aux Etats-Unis, envoyez-le aux amoureux de littérature qui bloguent et twittent depuis leur garage.” En cette rentrée littéraire, une pensée pour les editors, ces forçats de l’ombre, ces raccommodeurs de manuscrits, ces hommes invisibles ! Tous ne sont pas des Gordon Lish. Encore que, en lisant le savoureux roman de Michaka, et en reprenant le dossier de l’affaire qui avait en son temps suscité une sacrée polémique dans la presse culturelle américaine, on peut légitimement se demander ce qu’il en aurait été du génie de Carver sans Lish. Le roman touche juste quand l’auteur avoue qu’il ne sait pas ce qu’il a voulu dire en utilisant tel mot obscur, mais que l’editor, lui, sait ou prétend savoir. Ou quand l’homme aux ciseaux dégraisse tellement ses textes qu’il fait de « son » écrivain un minimaliste qui s’ignorait. « J’ai de l’empathie. Mes ciseaux, ce n’est pas pour tailler dans le vif, le rendre méconnaissable. Mais pour que la ressemblance soit totale. Je me regarde dans le miroir et je vois qui ? Lui, ou moi ? » Sauf que dans cette affaire, à ce niveau d’empathie, cela relève de la psychiatrie. (« Bunker » photo de Paul Virilio ; « Raymond Carver et sa future veuve Tess Gallagher » photo D.R.)
Posted on: Sun, 15 Sep 2013 19:12:53 +0000

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