Nous vivons de plus en plus sous le régime de l’urgence, et ce - TopicsExpress



          

Nous vivons de plus en plus sous le régime de l’urgence, et ce n’est pas seulement vrai dans nos professions liées à l’actualité qui impose son rythme effréné, ou pire encore chez les bien-nommés urgentistes et autres pompiers du risque vital. L’auteur cite des enquêtes réalisées dans le monde des intérimaires, notamment celle de Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, où elle s’est glissée quelque mois dans la peau d’un agent d’entretien des ferries avant leur départ, un travail dont les employeurs calculent la durée au plus juste et souvent en dessous du temps nécessaire, ce qui amène régulièrement les employés à dépasser le temps imparti sans oser réclamer leur dû de peur d’être remplacés par les plus rapides. Ayant trois minutes par cabine pour « faire les sanis », la journaliste décrit le comportement de celle qui est chargée de lui montrer comment s’y prendre, se ruant dans la cabine et se jetant littéralement sur le sol comme si elle avait trébuché. Là, il s’agit de l’urgence induite par un calcul de rentabilité, subie et non choisie comme c’est souvent le cas, mais plus globalement le philosophe interroge le caractère invasif de ce qui est devenu une norme sociale dominante et contraignante, instaurant une atmosphère, un climat permanent. Christophe Bouton rappelle les sarcasmes de Platon à l’égard de l’affairement des avocats et autres plaideurs ou orateurs au tribunal, courant après le temps comme des esclaves pour placer leurs discours, Platon qui leur opposait le temps libéré des urgences propre au dialogue et à la réflexion philosophique. En grec ancien, l’urgence est un mot négatif, précédé du privatif a et qui se dit askholia, l’absence de loisir, lequel se traduit par skholè, d’où vient le latin schola, qui signifie l’école. Dans ses belles Méditations pascaliennes, Pierre Bourdieu revient sur le vieux modèle de la skholè, « le temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde ». Il décrit ce qu’il appelle « le paradoxe du surmenage des privilégiés » - je cite : « Plus le capital économique et culturel s’accroît, plus les chances de réussir dans les jeux sociaux et, par là, la propension à y investir du temps et de l’énergie s’accroît aussi et plus il devient difficile de faire tenir dans les limites d’un temps biologique non extensible toutes les possibilités de production et de consommation matérielle ou symbolique. » Le surmenage des élites s’est désormais imposé à tous, même si tous n’y trouvent pas le même profit, matériel ou symbolique, il s’est imposé comme un modèle et une norme sociale, voire un signe extérieur d’importance sociale, c’est l’urgence volontaire, une version moderne de la servitude volontaire. Intérimaires, urgentistes, pompiers, journalistes s’y trouvent ramenés au plus petit commun dénominateur : l’unité de temps. Et le même paradoxe gouverne l’accroissement de notre pouvoir de rattraper le temps. L’accélération de la vitesse des transports, par exemple, se réduit à un jeu à somme nulle puisque les déplacements moyens sont passés de 5 km par jour en 1936 à 45 km aujourd’hui. On pourrait en dire autant des nouvelles technologies de l’information et de la communication comme de l’Internet, qui a décuplé notre capacité à traiter l’information et dans le même temps la quantité d’information disponible. L’auteur prend le soin de distinguer esthétique de la vitesse et ivresse de l’urgence, mais on peut se demander si celle-ci n’a pas été culturellement préparée par celle-là. « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse », s’exclamait Marinetti, le pape du futurisme. Nicole Aubert, spécialiste des organisations et souvent citée pour son livre intitulé Le culte de l’urgence, évoque les motivations de ces cadres « shootés à l’urgence : le désir faustien de maîtriser le temps et de se sentir tout-puissant, le plaisir généré par la montée d’adrénaline face à une situation stressante et l’héroïsme compris comme la capacité de se surpasser pour gérer l’urgence. L’auteur ajoute l’esprit de compétition et l’arrivisme de certains qui choisissent de se donner sans compter pour faire « exploser leurs objectifs », et qui s’engagent sans hésiter dans un tunnel de quelques années pour parvenir à une situation plus tranquille. Mais l’ivresse de l’urgence entraîne une addiction dont il s’avère difficile de se libérer et qui finit par contaminer l’entourage professionnel, en glissant avec beaucoup d’aisance vers les échelons subalternes de la hiérarchie. Car la norme sociale a une lourde tendance à l’hégémonie et elle est devenue un principe dominant du management moderne à travers une histoire qui va du taylorisme au toyotisme, et une évolution d’ensemble où l’accélération tend à devenir un processus autonome. C’est ainsi que Christophe Bouton peut poser, dans le cadre de ce que Peter Sloterdijk appelle la mobilisation infinie, un diagnostic sur les effets de l’expansion généralisée de l’urgence sur notre conscience du temps : elle entraîne une dépréciation du présent vivant, en « dérobant » en quelque sorte le présent, elle provoque une atrophie de l’horizon d’attente et de l’avenir, puisque l’urgence reporte constamment le quotidien dans un improbable futur et elle débouche sur la procrastination perpétuelle, et enfin, le travail en miettes auquel aboutit la division des tâches calibrées, mesurées et toujours accélérées a pour conséquence une désagrégation du champ de l’expérience. Le caractère désormais autonome du processus dans son évolution tentaculaire est ainsi défini par Michel Foucault dans son cours de 1972 sur La société punitive: « cette répression du temps et par le temps, c’est cette espèce de continuité entre l’horloge de l’atelier, le chronomètre de la chaîne et le calendrier de la prison ». Tout ça fait bien les affaires du capitalisme avec ses exigences de retour sur investissement, le capital que Marx comparaît à « un monstre animé qui se met à travailler comme s’il avait le diable au corps ». Jacques Munier
Posted on: Tue, 11 Jun 2013 12:51:56 +0000

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