Octave Mirbeau, 1888 La grève des électeurs Une chose métonne - TopicsExpress



          

Octave Mirbeau, 1888 La grève des électeurs Une chose métonne prodigieusement, joserai dire quelle me stupéfie, cest quà lheure scientifique où jécris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelquun ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène nest-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? Où est-il le Balzac qui nous donnera la physiologie de lélecteur moderne ? Et le Charcot qui nous expliquera lanatomie et les mentalités de cet incurable dément ? Nous lattendons. Je comprends quun escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, lOpéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés, M. Carnot des peintres qui célèbrent sa triomphale et rigide entrée dans une cité languedocienne; je comprends M. Chantavoine sobstinant à chercher des rimes; je comprends tout. Mais quun député, ou un sénateur, ou un président de République, ou nimporte lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle quelle soit, trouve un électeur, cest-à-dire lêtre irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce nest pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je métais faites jusquici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, â chauvin ! Il est bien entendu que je parle ici de lélecteur averti, convaincu, de lélecteur théoricien, de celui qui simagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer —ô folie admirable et déconcertante— des programmes politiques et des revendications sociales ; et non point de lélecteur « qui la connaît » et qui sen moque, de celui qui ne voit dans « les résultats de sa toute-puissance » quune rigolade à la charcuterie monarchiste, ou une ribote au vin républicain. Sa souveraineté à celui-là, cest de se pocharder aux frais du suffrage universel. Il est dans le vrai, car cela seul lui importe, et il na cure du reste. Il sait ce quil fait. Mais les autres ? Ah ! oui, les autres ! Les sérieux, les austères, les peuple souverain, ceux-là qui sentent une ivresse les gagner lorsquils se regardent et se disent : « Je suis électeur! Rien ne se fait que par moi. Je suis la base de la société moderne. Par ma volonté, Floque fait des lois auxquelles sont astreints trente-six millions dhommes, et Baudry dAsson aussi, et Pierre Alype également. » Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux quils soient, nont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver quil se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien ly oblige, sans quon le paye ou sans quon le soûle ? À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué dune volonté, à ce quon prétend, et qui sen va, fier de son droit, assuré quil accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom quil ait écrit dessus... Quest-ce quil doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? Quest-ce quil espère ? Car enfin, pour consentir à se donner des maîtres avides qui le grugent et qui lassomment, il faut quil se dise et quil espère quelque chose dextraordinaire que nous ne soupçonnons pas. Il faut que, par de puissantes déviations cérébrales, les idées de député correspondent en lui à des idées de science, de justice, de dévouement, de travail et de probité ; il faut que dans les noms seuls de Barbe et de Baihaut, non moins que dans ceux de Rouvier et de Wilson, il découvre une magie spéciale et quil voie, au travers dun mirage, fleurir et sépanouir dans Vergoin et dans Hubbard, des promesses de bonheur futur et de soulagement immédiat. Et cest cela qui est véritablement effrayant. Rien ne lui sert de leçon, ni les comédies les plus burlesques, ni les plus sinistres tragédies. Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, quun fait unique domine toutes les histoires: la protection aux grands, lécrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre quil na quune raison dêtre historique, cest de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point. Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisquil est obligé de se dépouiller de lun, et de donner lautre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours. Les moutons vont à labattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils nespèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, lélecteur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laisser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau; si, au lieu de croire aux chimériques flatteries dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles, si, au lieu de tarrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes; si tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Max Nordau, deux philosophes qui en savent long sur tes maîtres et sur toi, peut-être apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu mettes, tu mets davance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs dhumanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à lenvers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu nas rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines. Rêve après cela, si tu veux, des paradis de lumières et de parfums, des fraternités impossibles, des bonheurs irréels. Cest bon de rêver, et cela calme la souffrance. Mais ne mêle jamais lhomme à ton rêve, car là où est lhomme, là est la douleur, la haine et le meurtre. Surtout, souviens-toi que lhomme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce quen échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses quil ne te donnera pas et quil nest pas dailleurs, en son pouvoir de te donner. Lhomme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens. Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas timaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourdhui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, cest-à-dire quils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu nas rien à y perdre, je ten réponds ; et cela pourra tamuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs daumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe. Et sil existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de taimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu naccordes jamais quà laudace cynique, à linsulte et au mensonge. Je te lai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève. Le Figaro 28 novembre 1888 Date de création : 27.04.2007 @ 22:53 Dernière modification : 27.04.2007 @ 22:53 Catégorie : Littérature et vote blanc Page lue 3178 fois
Posted on: Sun, 24 Nov 2013 11:00:52 +0000

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