Sur les braises du « printemps arabe » Un gouvernement marocain - TopicsExpress



          

Sur les braises du « printemps arabe » Un gouvernement marocain sous surveillance royale A Rabat, le Parti de la justice et du développement dirige pour la première fois le pays. Plus conservateur que le roi sur les questions de société, il ne remet cependant pas en cause la légitimité monarchique. par Wendy Kristianasen, novembre 2012 Soutenez-nous, faites un don Pour soutenir un journalisme international. « Le Maroc n’est pas une démocratie, mais le “printemps arabe” a marqué un réel progrès [vers cet objectif]. C’est une révolution pour notre pays ! » Aux yeux de M. Moustapha Ramid, ministre de la justice dans le gouvernement de coalition dirigé pour la première fois par un islamiste, M. Abdelilah Benkirane, et par son Parti de la justice et du développement (PJD), c’était inespéré. M. Ramid avait jusque-là été un dissident au sein du parti islamiste, exigeant des réformes politiques comme condition préalable à la participation aux élections. Parallèlement aux manifestations qui commençaient ailleurs dans le monde arabe, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Rabat, Casablanca, Tanger et Marrakech, le 20 février 2011. Elles exigeaient une nouvelle Constitution, un changement de gouvernement et la fin de la corruption. Le roi Mohammed VI a répondu à ces exigences par un discours annonçant des réformes, le 9 mars 2011. Le 17 juin, il proposait une nouvelle Constitution qui l’obligeait à choisir un premier ministre issu du parti majoritaire et investi du pouvoir de dissoudre le Parlement. Le roi décidait aussi de faire du berbère une langue officielle, en plus de l’arabe. Le 1er juillet, ce texte était plébiscité par 98,5 % des suffrages, avec un taux de participation officiel — mais contesté — de près de 73 %. Le 25 novembre, des élections législatives anticipées donnaient au PJD une majorité relative (cent sept sièges sur trois cent quatre-vingt-quinze). Si la réaction rapide du monarque a désamorcé le soulèvement (1), les choses ont-elles vraiment changé au Maroc ? M. Benkirane nous expliquait en 2007 que ses objectifs étaient « la liberté et la démocratie, mais à l’intérieur de certaines lignes rouges » — notamment la prééminence du roi. Celles-ci n’ont manifestement pas disparu, même si la presse est un peu plus libre, la société un peu plus vigoureuse. On peut maintenant évoquer la corruption, sauf celle qui touche les cercles royaux : le copinage au sein de la bureaucratie du palais (makhzen) ou le quintuplement de la fortune royale — passée à 2,5 milliards de dollars — grâce au contrôle des mines de phosphate du pays restent tabous. De quel pouvoir réel disposent les islamistes ? Dans le cadre de la coalition qu’il a constituée, le PJD, qui appartient à la mouvance des Frères musulmans, n’a que douze ministres sur trente et un. L’économie est entre les mains de M. Nizar Baraka, du parti de droite Istiqlal (anciennement au pouvoir) ; les affaires étrangères, l’intérieur et le tourisme dépendent tous de « ministres bis » nommés par le makhzen et disposant du pouvoir réel. Lors de sa visite, en mars 2012, la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton a ainsi rencontré le conseiller du roi aux affaires étrangères avant le ministre titulaire. Ces conseillers, comme l’ancien ministre de l’intérieur, M. Ali Al-Himma, comptaient pourtant au nombre des principales cibles du mouvement du 20-Février. Sans surprise, le roi dirige toujours l’armée, les forces de sécurité et de renseignement ; il préside aussi le conseil des ministres et le conseil des oulémas, responsable du contrôle des mosquées et des imams. Outre les réformes constitutionnelles, les manifestants du mouvement du 20-Février réclamaient du pain et du travail. Or la crise financière européenne, le ralentissement du tourisme et une récolte de blé désastreuse ont durement frappé un pays où un jeune sur deux est au chômage. Les islamistes sont donc au gouvernement, mais pas au pouvoir. M. Ramid admet — et il est l’un des rares ministres à le faire — qu’« il y a des problèmes au sein de la coalition » : « Nous aurions pu agir plus rapidement et plus efficacement sans nos partenaires (2). » Pourtant, il reste optimiste : « Notre histoire a bien commencé, et j’espère qu’elle finira bien. » Il est lui-même déterminé à encadrer une réforme du système judiciaire : « Il s’est instauré un partage des pouvoirs et des fonctions, dans un sens plus démocratique — mais toujours à la marocaine. » L’atout majeur du PJD est M. Benkirane, un homme populaire, charismatique, qui a conservé son franc-parler et s’exprime en arabe marocain (darija). Il transperce ses auditeurs du regard, que ce soit en tête à tête ou lorsqu’il s’adresse à des milliers de personnes, comme lors de la conférence du PJD à Rabat, en juillet 2012. Un observateur de sensibilité libérale, peu suspect de sympathie envers le PJD, lui rend hommage pour avoir été le premier à dire publiquement que l’on ne pouvait continuer à financer de manière massive les produits de première nécessité, et qu’il fallait augmenter le prix de l’essence. « Il a pu faire avaler cette pilule amère car il a une légitimité aux yeux du peuple. » Comment le PJD évalue-t-il sa propre situation ? « Les élections de 2011 ont marqué le début d’une transition démocratique, répond son secrétaire général adjoint, M. Slimane El-Omrani. C’est le devoir du PJD et des autres partis [de la coalition] de travailler avec les syndicats, la société civile et le roi. Notre but est de donner vie à cette nouvelle Constitution, qui n’est pour l’instant qu’un morceau de papier. » Et il ajoute : « Grâce à Dieu, le “printemps arabe” nous a sauvés ! Mais, si le suicide de Mohamed Bouazizi a provoqué la chute du régime tunisien, le cas du Maroc est très différent. Nous n’avons pas eu de répression comme en Tunisie, ni de guerre civile comme en Algérie. Ici, la légitimité du régime est incontestable. Le PJD n’a pas voulu la remettre en question. Nous cherchions un juste milieu. » Cet esprit de compromis a suscité de nombreuses critiques, notamment de la part de l’organisation la plus influente du royaume, Al-Adl Wal-Ihsane (« Justice et bienfaisance »), un mouvement islamiste toléré mais non reconnu. Sous la direction de son fondateur, le cheikh Abdessalam Yacine, et de sa fille Nadia Yacine, porte-parole du mouvement, Al-Adl Wal-Ihsane conteste la légitimité de la monarchie. Il a participé au mouvement du 20-Février, mais s’en est retiré. M. Hicham Attouch, membre du conseil politique du groupe, explique : « C’était un repli tactique. Le mouvement a été mal conduit, avec de petits groupes de gauche qui ont tenté d’en prendre la direction. » Un an après la victoire électorale du PJD, les Marocains portent un jugement contrasté sur leur gouvernement. Les critiques les plus vives proviennent d’un groupe actif de cadres urbains, dont les vues sont progressistes et à tendance laïque. Elles portent, pour l’essentiel, sur des problèmes de société, notamment sur le statut des femmes. Le fait que le cabinet dirigé par le PJD n’en comporte qu’une, Mme Bassima Hakkaoui, responsable de la solidarité, de la femme, de la famille et du développement social, est à leurs yeux révélateur. Quel genre de message cela envoie-t-il, si l’on précise en outre que le ministre de la justice a deux épouses ? (La polygamie n’est pas abolie.) Ces préoccupations s’inscrivent dans la droite ligne de la réforme du code de la famille (moudawana), finalement menée à bien en 2004 sous l’impulsion du roi, et qui a attribué de nouveaux droits aux femmes (3). La convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à leur égard (Convention on the Elimination of All Forms of Discrimination Against Women, CEDAW) avait été ratifiée par le Maroc en 1993, mais sous réserve de sa conformité avec la charia. En 2008, le roi, sans en référer au Parlement, a déclaré ces réserves « obsolètes ». Pour beaucoup de représentants des couches urbaines, le souverain apparaît comme le garant d’évolutions nécessaires, notamment dans ce domaine. Mohammed Tozy, spécialiste des mouvements islamistes, résume les défis que doit relever le PJD : « La bourgeoisie et la petite bourgeoisie, à la fois conservatrices et traditionnelles, ont voté pour lui ; mais maintenant, il faut les mobiliser. Les intellectuels urbains critiquent les gens du PJD car ce sont des parvenus, des gens issus des campagnes. En fait, leur force est d’être proches du peuple, mais grâce à leurs origines modestes, pas grâce à leur idéologie. » Comme ailleurs, les islamistes sont bien organisés, « mais leur dilemme est qu’ils doivent moderniser le pays, comme le veut le roi, alors qu’ils ont besoin de garder leur base conservatrice, et qu’ils sont eux-mêmes profondément opposés à toute moderni- sation sociétale ». Wendy Kristianasen Rédactrice en chef de l’édition anglaise du Monde diplomatique, auteure de Voyages au cœur de la planète islam, Editions du Cygne, Paris, 2011.
Posted on: Tue, 19 Nov 2013 18:55:49 +0000

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