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Voilà mon texte publié le 18 août 2013 dans AL BAYANE La littérature n’est pas une affaire privée Berrezzouk Mohammed. « On écrit pour dire aux lecteurs nos heurs et leur décrire nos malheurs », ainsi parlaient quelques poètes et écrivains. Mais ces heurs et malheurs, pourquoi les dévoiler aux autres ? Quel profit tire le lecteur de telles « confessions » intimes ? Pour Aristote par exemple, cela sert, du côté du poète ainsi que du côté du lecteur, à se purger de ses propres maux. C’est donc pour un objectif purement cathartique que je lis un poème ou un roman, regarde une pièce de théâtre et écoute une chanson. Cette théorie institue simplement un mode de lecture particulier : la lecture – identification. Une lecture qui relègue au second plan tout usage de l’esprit critique et fait de l’impasse sur tout rapport de doute avec les autres. Seuls donc l’affect, la sensibilité, l’émotion soient mis en valeur à la seule condition d’y croire littéralement. Avoir la foi en ce que dit l’artiste, considérer ces mots comme hors de toute atteinte, voilà pour ainsi dire la recette recommandée par la théorie aristotélicienne. Toutefois, une telle théorie pèche par bien des endroits en ce sens que la littérature ne se fixe pas pour unique finalité de mettre les gens à l’aise, les guérir de leurs maladies ou les rendre heureux. La littérature, au contraire, vise à déranger et inquiéter, tend à contrarier et importuner. Mais comment ? Que devra-t-elle faire ? En s’employant beaucoup plus à poser des questions qu’à y répondre. Ainsi, toute littérature qui prétend donner des réponses toutes faites reste-t-elle largement trompeuse, trempée d’idéologie ou, le cas échéant, propagandiste. Face à un monde qui tend de plus en plus à abêtir les gens, à aplatir leur entendement, à niveler leur imagination, nous aurons besoin d’une littérature qui éveille les esprits, aiguise l’intelligence, pose des questions dérangeantes. Au 21ème siècle où la littérature n’occupe plus seule le terrain ni ne reste plus dominante comme dans les siècles précédents, elle est appelée, plus que jamais, à devenir davantage vigilante, prudente et puissante. Un roman que je lis doit changer ma vision des choses, mes rapports avec le monde et avec les autres. La littérature doit me donner des choses que d’autres rivaux ne peuvent me fournir. Dans cette perspective, pour celui qui écrit comme pour celui qui lit, la littérature n’est pas à considérer comme une affaire proprement personnelle. Elle n’est ni une simple archive de la vie privée qu’on dévoile aux autres ni un champ d’où je puise des remèdes efficaces à mes malaises (cette dimension, intimiste, didactique, pourrait exister dans certaine forme littéraire). André Gide avait raison quand il affirmait qu’avec les beaux sentiments on faisait une mauvaise littérature. Le travail de l’écrivain, comme le rappelle à juste titre Pablo Neruda, « est une tâche personnelle et d’utilité publique. » Pour Gilles Deleuze, « quand on écrit on ne mène pas une petite affaire privée (…) Ecrire, c’est vraiment se lancer dans une affaire universelle, (…) écrire c’est forcément pousser le langage, la syntaxe jusqu’à une certaine limite (…) Cette limite peut prendre différentes formes, c’est bien la limite qui sépare le langage du silence, qui sépare le langage de la musique, la limite qui sépare le langage du piaulement douloureux, (...) qui sépare le langage de l’animalité » Quels que soient le point de départ d’une œuvre littéraire, ses thèmes, ses références, ses mondes imaginales, elle devra explorer les possibilités de l’homme, dire les mystères de l’existence, dévoiler les forces secrètes de la nature, sonder les arcanes de l’âme humaine. Bref, s’inscrire dans le cosmopolite. Le personnel, dans ce cas là, n’étant qu’un simple prétexte, s’ouvrira sur des horizons plus larges et plus variés. Au-delà du régional, il faut trouver l’universel. Dans son Journal intime de 1863, Sully Prudhomme semble résumer, dans une sorte de réponse à la question d’un ami, le vrai dessein de la littérature : « ‘‘Et toi, mon cher ami, que fais – tu ?’’ A cette question, qui m’embarrasse toujours, je répondis avec calme en fixant sur lui mes regards pour bien jouir de l’hébètement que j’allais lui causer : - ‘‘ Mon bon, je cherche une définition de l’homme’’. » A partir de cette assertion, on se rend compte que tout poète ou tout écrivain, si intimiste qu’il soit, se met à la recherche, à sa manière, de l’essence mystérieuse de l’être humain. Dans son journal intitulé Un miroir le long du chemin, Jean-Louis Curtis, parlant des pièces de Tennessee Williams, insiste sur leur aspect double qui réussit à conjuguer la dimension personnelle avec la dimension universelle. Il s’agit bel et bien d’un aspect particulier à cheval sur le moi et l’autre, la subjectivité et l’objectivité, le dedans et le dehors, le clos et l’ouvert : « Il ne peut parler que de ce qu’il sait le mieux ; et ce qu’il sait le mieux, c’est son propre malheur. Ce malheur intime, il en a fait un prisme à travers lequel il perçoit le mal de son pays et de son époque, de ses contemporains moralement exilés, couverts d’or et de gadgets, cherchant dans l’érotisme et le snobisme des raisons de vivre, ou un refuge contre l’ennui, - clochards spirituels. » Cette double valeur est extensible à d’autres écrivains comme Proust, Gide, Tolstoï, Mishima, Murakami etc. Quand un écrivain chante son âme, dépeint ses angoisses sidérales, exprime ses agitations intérieures, c’est en réalité l’âme de l’homme qu’il cherche à découvrir. A travers lui, à travers sa propre vie et sa propre expérience, l’écrivain voit les autres, les comprend, les étudie, les sonde, les dissèque…L’intimité de l’écrivain n’est en fait qu’un point focal par lequel il analyse en profondeur cette âme humaine et dit ses complexités inextricables. L’écrivain, le poète, le dramaturge écoutent cette voix intérieure qui sonne fort en eux et la traduisent en roman, en poème, en pièce de théâtre. Par là ils tirent les gens de leur sommeil. Ils leur disent la vérité que l’habitude et la quotidienneté leur cachent et les invitent à partager ensemble les réflexions qui éclairent les énigmes de l’humanité. Dans cette perspective, la littérature joue un rôle fort important dans la mesure où elle montre du doigt comme dit Levinas « la vraie vie qui est absente mais qui précisément n’est plus utopique. » La vraie vie : c’est le sens profond de l’être, c’est l’humain dans sa dimension ontologique, ce sont les grandes questions existentielles auxquelles la littérature donnent une forme verbale, sur lesquelles elle développe des réflexions philosophiques. Néanmoins, à aucun moment la littérature ne prétend trouver définitivement les clefs de ces énigmes, car « un artiste se met à déchoir à partir du moment où il pense avoir trouvé les clés de quelques mystères. » (T.B.Jelloun) C’est parce qu’elle ne cherche nullement à fournir dogmatiquement des réponses fixes aux énigmes de l’homme et aux secrets de la vie que la littérature dérange et inquiète la Doxa. Celle-ci, malheureusement, croit posséder les réponses définitives à toutes les questions. La littérature, quant à elle, ne cesse de poser problématique après problématique. L’écrivain n’écrit pas des récits pour dire la Vérité (avec ‘‘V’’ majuscule). Dans la littérature, la question de Vérité n’a pas droit de cité. L’écrivain dit plutôt, à sa façon, la réalité, sa réalité à lui. En ce sens, la littérature est loin d’être considérée comme un discours dogmatique, clos, prétendant posséder un seul sens, le Grand Sens. Car elle est faite des mots, la littérature ne fétichise nullement les crédos absolus, ne les fixe non plus. L’imagination, le mensonge, le rêve, le jeu sont là pour détourner et déjouer l’autorité des idéologies voulant transformer la littérature en discours doctrinaire de tout bord. Doxa et Littérature s’engagent donc dans une lutte permanente, une guerre sans trêve où la première s’emploie toujours à tapir dans les ombres les réalités que la seconde fait passer dans les mots et s’évertue à dire par le biais de la fiction. Ce qui effraie la Doxa, c’est l’imaginaire qui dévoile les ressorts de son pouvoir assujettissant, c’est l’invention qui fait connaître ses défauts aux autres, c’est le rêve qui démystifie ses avatars. Le geste littéraire se trace pour prime dessein de mettre l’homme face à sa propre condition, en butte avec sa précarité, aux prises avec sa finitude. La littérature est ce miroir que l’on promène tout au long de l’âme humaine, et où les arcanes de la « vie absente », la vie cachée, la vraie vie se voient refléter. La littérature, consciente de ses limites, se doit avec modestie de secouer l’homme livré au sommeil aliénant, s’évertue à le détourner de ses « avertissements », s’efforce de lui tendre la psyché où sont tracés avec netteté inédite ses défauts, ses tares, ses crimes, ses vicissitudes, ses incertitudes, sa solitude, ses pensées méphistophéliques, sa peur de la mort, l’obsession du désir…Kafka a donc bien raison de dire que tout son programme littéraire consiste à « soulever le monde pour le faire entrer dans le vrai, le pur, l’immobile »
Posted on: Sun, 01 Sep 2013 23:19:36 +0000

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