Vous n’êtes pas d’ici Il a atteint l’âge de la retraite. - TopicsExpress



          

Vous n’êtes pas d’ici Il a atteint l’âge de la retraite. Il a cotisé à toutes les caisses mutuelles et solidaires de la république fraternelle. Il s’en fut donc planter des fleurs dans une province voici deux à trois ans. Touriste, il y avait été bien accueilli. Alors, au moment de plus de contemplation et de paix il s’y établit. Il est né Picard d’un père auvergnat et d’une mère d’origine floue mais des plus blanches. L’armée de la république l’a envoyé séjourner en pays étranger. Il y fut bien accueilli. Son métier l’a fait planter sa tente ici où là sur le territoire. Nul ne le repoussa, au contraire. Il érigea cette harmonie rencontrée ici et là en règle universelle … en ce qui le concerne au moins. Il était confi de cette certitude : il était partout chez lui. Citoyen de France, européen, du monde même se plaisait-il à dire. Voici deux ou trois semaines il travaillait au jardin. Matin frais, merles amoureux, parfums d’humus, fuite des lézards. Peu ou pas de véhicules dans la rue du village. Parfois, les bavardages des rares passants entre les arbrisseaux de la clôture. Paix, calme et tâches légères, confiance dans la proximité des intimes vers lesquels la pensée vagabonde. C’est pour eux aussi que l’on prépare un jardin … Une forme de bonheur simple. La motobylette pétaradante s’est annoncée de loin. Elle est connue ici, familière presque. Lorsqu’elle arrive on cesse la conversation, lève les yeux au ciel en haussant les épaules et les sourcils. Elle passe. Là elle s’arrête tout à côté. Son jeune cavalier converse, ponctue ses phrases de coups d’accélérateur. Le moteur réagit crescendo en longs miaulements assourdissants s’achevant en crécelle tonitruante. Les rafales se succèdent et s’éternisent avec la conversation. Il passe de l’espoir à l’exaspération. Or, se taire, c’est accepter ! Pas vrai ?. - « Pouvez-vous couper ce moteur ? » - Silence court puis nouvelles bourrasques - « Pouvez-vous couper ce moteur ? » un ton plus haut entre deux rugissements de machine. - « Je fais ce que je veux ! » - « Non Monsieur, vous faites trop de bruit ! Pouvez-vous l’arrêter ? » - « Taisez-vous tête de con, vous n’êtes pas d’ici ! Vous n’avez rien à dire ! » Longue tirade de vociférations de la machine qui s’éloigne. Silence revenu Plexus oppressé. Pensée stérile « P’tit con ». Insuffisant pour apaiser le front qui bat encore. Confusion. La culpabilité : se taire eut été sage, le dispute à la satisfaction d’avoir réagi. Le temps fait son œuvre. Il passe. Le bonheur bucolique reprend ses droits, à peine troublé. Quelques jours plus tard, nouveau concert de moteur. Cette fois ci les notes sont plus graves et le tempo plus lent. Sur le chantier voisin, à trois mètres, derrière le petit talus de clôture, un compresseur fabrique l’électricité dès huit heures. Lecture impossible. Chaque phrase doit être reprise 3-4-5 fois, en vain. Dialogue impossible à moins d’un mètre et de face. Obsédant. Reste la désertion, la retraite … au retour ça ira mieux. Douze heures c’est la fin du bombardement. Treize heures, fin de la trêve, reprise du sabbat des décibels. Debout sur le talus il demande, la voix altérée : - « Pouvez-vous déplacer cet engin plus loin ? » L’escalade, un ton plus haut, un mot plus haut, deux, dix, des dignités outragées, des libertés de travailler sur le tapis pour les plus jeunes, un droit à la sieste tu mais bafoué pour lui … La sentence tombe -« De toute façon on voit bien que vous n’êtes pas d’ici ! ». Alors il renonce car dans ces affrontements de coqs nul ne cède de front. Mais plus encore il est touché pour la deuxième fois par le même coup. Le souffle encore court il voit bien dans son miroir un type moyen, couleur conforme à ce que les chromosomes produisent par ici. Même soucis de paix et de respect que tout un chacun. Même république libre, fraternelle et égale. Pas frisé, pas jaune, pas rouge, pas black, même pas de cravate. Métis de picarde et d’auvergnat. Ni prêtre, ni muézin, ni pasteur dans ses ascendants. C’est dire ! Ce n’est que triste coïncidence. Est-ce si sûr ? D’autant que d’autre phrases, dans d’autres lieux, par d’autres reviennent à l’esprit. Ainsi « n’être pas d’ici » se voir ainsi prié de se taire, devoir donc accepter, passerait aussi par cette province paisible ? Passerait aussi entre lui et les autres ? Même ici loin de la ville et de l’entassement qui attise les tensions ? Ainsi la civilité ne serait qu’un vernis qui craque aux premières tensions ? Pire, ici aussi il y aurait communautarisme intimant à l’exogène de se taire et d’accepter ? Pire, ce serait le fait de jeunes gens. Pire aussi les césures clivantes discrimineraient plus finement encore que l’ethnie, la nationalité, la religion ? Bien sûr il savait qu’il en était ainsi. Il avait fait son métier de rapprocher les groupes antagonistes. Mais depuis son enfance et l’expérience des bandes rivales il ne s’était plus tant senti minoritaire et repoussé à raison de sa différence. Il a mal dormi. Il a failli en retour mépriser ces « gens ». Un comble. Prémices ou contagion ?
Posted on: Sat, 27 Jul 2013 15:58:29 +0000

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