la plus belle des nuits du Festival de Cannes Jean-Luc Douin : - TopicsExpress



          

la plus belle des nuits du Festival de Cannes Jean-Luc Douin : six journées particulières, V. - 19 mai 1982, La nuit messianique de « Parsifal » (Article paru dans Le Monde du 10 mai 1997 - Une rétrospective des grands moments du Festival de Cannes) Les nuits blanches du Festival de Cannes furent aussi belles que ses jours. Il y eut un feu dartifice au son de La Marseillaise, le 19 septembre 1946, et les nuits champagne et vison, vodka et chinchilla, cette première année : la manifestation se tenait fin septembre-début octobre, le fond de lair était un peu frais. Mais à la soirée proposée par lURSS, on vit des maillots de bain côtoyer des queues-de-pie : Cannes sera toujours un peu dada. Il y eut des nuits viennoises, au temps des années-valse, avec pléthore de réceptions fastueuses parfumées au caviar, et les 50 000 verres cassés au cours de la fête grecque de Jamais le dimanche, en 1959. Des nuits coquines, ivresses de Dolce vita, spleens de couples mélancoliques au bord de la mer. Des nuits bavardes, au cours desquelles Orson Welles expliquait que le rire est le meilleur désinfectant du foie, et où Jean Cocteau répétait que le poète est semblable au prince des nuées. Des nuits scandales, comme celle au cours de laquelle Alain Cuny traita Dario Moreno de bouffon pendant un souper aux chandelles organisé par Cino Del Duca (en 1960). Des nuits branchées estampillées « Tinchant », du nom de leur organisateur, un publicitaire très à laise dans la nouba sans protocole. Des nuits chaudes, où lon vit la Cicciolina monter les marches du Palais nue sous un léger tulle blanc, qui senvola. Des nuits studieuses, celles pendant lesquelles les projectionnistes vérifient avec le réalisateur létat de la copie du film programmé le lendemain. Des nuits dorage et de parano, qui virent Rainer Werner Fassbinder fou furieux de ne pas figurer au palmarès, tout casser dans sa chambre dhôtel, Françoise Sagan dénoncer les magouilles de Maurice Bessy en faveur de Coppola lors des délibérations du jury, ou Andrzej Zulawski réclamer aux autorités quelles lui offrent durgence un billet pour Varsovie parce que les voitures officielles lavaient oublié sur les marches à la sortie de la projection exceptionnelle de La Femme publique, manière, selon lui, de lui rappeler quil nétait quun « polak ». Légitimité oblige, la plus belle des nuits fut sans doute celle du 19 au 20 mai 1982 : on y projeta, séance unique, un film. (...) Cette année-là, les wagnériens sont inquiets : après la dénazification de Bayreuth opérée par Wieland Wagner et le coup daudace joué par le couple Chéreau-Boulez sur Le Ring, ils se demandent à quelle sauce Hans-Jürgen Syberberg traitera Parsifal. Syberberg est un démiurge, génial et fou. Il fait du cinéma pour exalter les légendes ténébreuses dune Allemagne disparue et célébrer un art défunt. Cest un homme obsédé par le « travail du deuil » (« le deuil et les ruines », comme on dit dans Parsifal). (...) Pourfendeur dune « société sans joie », (...), Syberberg signe de somptueux délires crépusculaires où il fait étalage de sa foi en léloquence, la splendeur visuelle, lenvoûtement mélodique, lincandescence dune révolte morale. Comme il lexplique dans Parsifal, notes sur un film (Cahiers du cinéma-Gallimard, 1982), son projet est de signer une oeuvre rédemptrice, annonciatrice de lAllemagne de lavenir. En osmose obsessionnelle avec Richard Wagner, il veut, dit-il, « rendre la musique visible comme on ne la jamais entendue ». Il fulmine contre le cinéma traditionnel, cette entreprise dhypnose collective, cet « ersatz de guinguette à bière ou de dialectique de cours du soir », et élabore un « autre septième art » : le cinéma total. Ainsi défini : « Film muet avec musique, mélodrame dans sa pire détresse et ses plus hauts triomphes, opéra, film, théâtre, peinture, architecture, langue, culture chantée, musiques, poésie et drame, mythe et épopée... » De Léonard de Vinci à Delacroix, du Titien à Goya en passant par Caspard David Friedrich, Füssli, William Blake, Young et tant dautres, Parsifal croule sous les références. Du ciel étoilé de Méliès au Viridiana de Bunuel, des tableaux préraphaélites aux marionnettes évoluant dans le monde de Dürer, Syberberg, brocanteur inspiré, ramasse tout pour le fondre dans son propre univers. Il a confié les rôles principaux à des comédiens et non à des chanteurs, « parce que le visage est le masque qui dévoile la musique ». (...) Wagner avait décrit son héroïne Kundry comme une femme démoniaque (« Rose des enfer »), maudite tentatrice, symbole du juif errant. Syberberg la couronne Désir et Beauté. La Femme qui émerge du chaos. Dévidence subjugué par son interprète, Edith Clever, la marquise dO de Rohmer, à laquelle Yvonne Minton prête sa voix, il sattarde sur cette sauvage ensorceleuse aux cheveux roux quil compare au Christ de Mantegna. Coppola aurait voulu produire le film, mais ses problèmes financiers len ont empêché. Daniel Toscan du Plantier, qui vient de produire Don Giovanni, de Mozart et Losey, de prendre le contrôle de la maison de disques Erato, et qui croit passionnément que les films dopéra enterreront les opéras filmés avec caméra passive, sest jeté dans laventure : « Parsifal au cinéma, cétait tout ce quil ne fallait pas faire, mais je savais que Syberberg pouvait le faire. » Une fois le film terminé, Syberberg secoua sa crinière. Convaincu davoir réalisé un chef-doeuvre, et décidé à ne pas « se soumettre », il refusa que Parsifal soit distribué dans des conditions ordinaires. Il lui faut un rite. Pas question d« aller dans les bordels du cinéma, se glisser dans la putasserie de la publicité journalistique », ni de se faire « châtrer par les conditions imposées à limage et au son dans des salles médiocres, format télé ». (...) Parsifal (4 h 20), sera projeté autour de minuit, à 1 heure exactement, jusquà 5 h 30, avec lever du soleil et petit-déjeuner au bord de la mer. Cette « provocation » se fait avec lappui de Susan Sontag, qui intervient auprès de Toscan du Plantier, lequel obtient « la » salle : la grande salle du Palais (...). A 1 heure, le 20 mai 1982, une horde démocratique se presse « sans agression, ni bruit » dans le lieu sacré, soustrait pour une nuit aux « surgeons tant galvaudés du divertissement ». La foire sest endormie, Cannes survit au ralenti, leuphorie guette les privilégiés clandestins. Lesprit de Bayreuth est respecté. La messe commence, le public plane, entre veille hébétée et sommeil habité. Qui la tête parfois assoupie sur lépaule dun complice, dune mélomane ayant préféré ce soir-là le trip orchestré par Amin Jordan à la douceur des draps. Qui les sens épuisés, loeil récalcitrant, choisissant le retrait hérétique vers un lit sans dolby stéréo. Ainsi (acte I), Parsifal sur fond rouge sang, avec son cheval blanc, dans un lac de brume, référence à Siegfried dans les Niebelungen de Fritz Lang ; puis (acte II) les têtes décapitées de Louis II, Nietzsche, Karl Marx et Eschyle, aux pieds de Klingsor, et lallégorie des Filles-Fleurs en pâmoisons, dans un Jardin des délices calqué sur Bosch, la scène de séduction de Kundry, cambrée sous le désir charnel, offrant son corps lentement, au preux Parsifal... Sonnement de cloches. Et (acte III), le solo de hautbois, le concert des larmes, le cri de Kundry, mi-Madone, mi-Ophélie, perdant son lourd manteau comme un placenta, aspiré par leau... Titubants, à 5 h 30, sur la Croisette assoupie, les survivants de la bataille des Confréries, qui se répètent, hagards, les derniers mots de la cérémonie : « Cest seulement le repos que je veux / Seulement le repos, hélas, des êtres fatigués/ Dormir, dormir, il faut. » (...) Toscan lisse sa moustache : « LEglise a besoin de Noël une fois par an pour faire revivre le Christ. Nous, nous avons besoin de Cannes pour faire revivre le cinéma. » Le jour se lève... JEAN-LUC DOUIN
Posted on: Wed, 13 Nov 2013 23:37:34 +0000

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